Chroniques culinaires plus aseptisées, rétrogradations au compte-gouttes : le suicide, il y a 20 ans, du chef étoilé Bernard Loiseau, à l’âge de 52 ans, a laissé des traces dans le milieu de la critique gastronomique en France. “Votre appréciation aura coûté la vie d’un homme”, avait déclaré après la tragédie le chef Paul Bocuse, à propos du guide Gault et Millau qui venait d’abaisser la note de Loiseau de 19/20 à 17/20.
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Le Michelin, soupçonné à l’époque de vouloir lui enlever sa troisième étoile, a également été mis en cause. Faux, a démenti le guide rouge à maintes reprises. L’étoile a été maintenue, mais le couple Loiseau a été reçu par le patron du Michelin qui les avait avertis que la cuisine n’était plus à la hauteur, selon une enquête publiée en 2013 par L’Express.
Dominique Loiseau, la veuve du chef, a coupé court à ces polémiques et disculpé les guides, en affirmant que son mari était “bipolaire” et souffrait d’une “dépression”. “Après le suicide, il y a eu un moment de choc […] ‘Et si on y avait contribué ?'”, se souvient Jörg Zipprick, critique gastronomique allemand et cofondateur de l’agrégateur La Liste qui établit les 1 000 meilleurs restaurants au monde.
Ce n’est pas la mort de Loiseau qui a rendu la critique gastronomique française “aseptisée” et “politiquement correcte”, mais c’était “un des accélérateurs”, dit-il. “En lisant une critique des années 1960-1980 et en partie 1990, on dirait aujourd’hui : ‘Ils ont laissé passer ça ?! Il n’y a pas de rédacteur en chef, de département juridique ?’ C’était dur, mais souvent aussi drôle”.
“Peur de raccourcis abusifs”
En France, où la critique gastronomique est née, “il y a de moins en moins de jugement”, ce qui avait pourtant fait son succès, estime Jörg Zipprick. Beaucoup de chroniqueurs préfèrent ne rien écrire quand ils n’aiment pas un restaurant, contrairement au monde anglo-saxon.
Le Michelin a “mené une réflexion” et “hésite toujours aujourd’hui à rétrograder les grandes tables”, pense Franck Pinay-Rabaroust qui, après être passé au Michelin, a fondé en 2010 le média culinaire Atabula récemment transformé en Bouillant(e)s. La perte d’une étoile “est un tsunami, cela peut provoquer des licenciements […]. C’est dangereux pour Michelin, on ne sait jamais comment les uns et les autres vont réagir”, poursuit-il.
Or, “tout le monde s’accorde [à dire] que plusieurs trois étoiles n’ont plus du tout le niveau depuis de longues années, mais paradoxalement ils ne sont pas rétrogradés”. Le restaurant emblématique de Paul Bocuse, le “cuisinier du siècle“, n’a ainsi perdu sa troisième étoile qu’en 2020, après la mort du patriarche.
De son vivant, “Michelin avait très peur, comme Paul Bocuse était malade et fatigué […], que certaines langues disent : ‘Voilà le Michelin a tué Bocuse’… Il y aurait eu des raccourcis abusifs et le guide s’est longtemps retenu”. Le Michelin “l’a fait au pire moment” quand le restaurant a commencé à remonter la pente en modernisant sa cuisine, mais “ils l’ont fait parce qu’il fallait mettre un coup de semonce”, analyse Franck Pinay-Rabaroust.
“Le plus humain possible”
Interrogé par l’AFP, le directeur des guides Michelin, Gwendal Poullennec, dit que la mort de Bernard Loiseau a été vécue “comme un drame par les inspecteurs”, mais n’a pas changé l’approche du guide qui se veut “équitable, rigoureuse et professionnelle”.
“Michelin s’efforce d’être le plus humain possible” pour accompagner les chefs, souligne-t-il, en reconnaissant que “certaines décisions sont difficiles à communiquer“. Sollicité par l’AFP, Gault et Millau a refusé de s’exprimer sur le sujet.
En 2019, le guide a pourtant instauré une “académie” de grands chefs qui y figureront à vie et où a été inscrit Marc Veyrat, qui avait perdu sa troisième étoile cette année-là. Dans une démarche similaire, 50 Best a établi le groupe “Best of the Best” des restaurants qui ont un temps dominé ce classement et sont désormais hors catégorie.