Ça part comme une blague de fin de soirée : “Eh, mec, t’imagines ? Toute une ville avec des friteries qui s’affrontent, avec des épreuves et tout ?” Sauf que ça s’est réellement passé, le 7 octobre dernier, à Arras (Pas-de-Calais). On y était, comme des gamins, à ne plus savoir où donner du cornet. Sur la Grand-Place, les spectateurs sont légion devant deux grandes scènes et un écran géant pour suivre les épreuves. “Franchement, je ne m’attendais pas à autant de monde, c’est un truc de dingue”, nous glisse Annabelle Schachmes, autrice culinaire et membre du jury pour ce premier championnat du monde de la frite. Locaux venus en curieux, Parisiens arrivés en bande avec le premier TGV et fidèles venus encourager leurs poulains sont présents : “On est de Lille, on est là pour Josepha, elle nous a annoncé qu’elle participait il y a un mois et ça fait dix jours qu’elle teste sa recette.” La cheffe nordiste sourit sur scène en voyant les pancartes levées.
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“On a commencé le championnat, il faisait encore nuit”
Dans une ambiance Top Chef au rythme parfois un peu ronflant (c’est la première édition, on sent le rodage), professionnels ou amateurs s’affrontent depuis 8 heures du matin : “On a démarré alors qu’il faisait encore nuit”, précise Aïtor Alfonso, l’un des animateurs de l’événement. “Les candidats peuvent apporter leurs pommes de terre déjà lavées mais ils doivent les éplucher et les couper sur place. Ils ont une friteuse à disposition et une heure de préparation.” Pendant qu’on discute, Jean-Paul Dambrine, friteur superstar, pose en selfie, la casquette bien vissée. À la tête d’un empire de baraques (il en possède une vingtaine dans la région), on vient saluer l’homme derrière la Friterie Momo, qu’il a conçue spécialement pour le film Bienvenue chez les Ch’tis. Il prêche la bonne parole durant la grand-messe, un extrait de l’évangile selon Jean-Paul, entendu sur scène : “Une frite, faut jamais la toucher. Vous la mettez dans le bac et vous laissez faire. C’est elle qui vous appelle : ‘sors-moi de là’ qu’elle dit !”
© Julien Amat
Une ambition mondiale
Il est midi et on entame notre quatrième cornet en compagnie de Marie-Laure Fréchet, journaliste culinaire, à l’origine de l’événement : “On a commencé à en parler en janvier dernier, puis c’est allé très vite.” Un championnat du monde de la frite, ça manquait vraiment ? “C’est surtout que ça n’existait pas. Il y a de petites compétitions mais jamais de ce niveau-là. Arras est une ville qui a une histoire avec la pomme de terre. Charles de L’Écluse, un médecin du XVe siècle originaire de la ville, a été le premier à donner une description botanique de la pomme de terre, un siècle avant Antoine Parmentier.” Parmi les candidats, la France est là, évidemment, mais on aperçoit des compétiteurs belges, britanniques, japonais et québécois comme Alain Harbour, qu’on a chopé à la sortie de son épreuve : “C’est pas évident de faire une poutine comme chez nous dans ces conditions. On a pu apporter nos pommes de terre, mais la douane ne voulait pas nous faire passer avec notre fromage en grains qu’on met par-dessus. On a donc choisi un gouda très jeune, on s’en rapproche mais c’est pas tout à fait ça.”
Frite à l’ultrason et frite soufflée
La compétition continue avec l’épreuve de la “frite créative” ; on voit passer les candidats avec de drôles d’engins : “Ça, c’est un appareil ultrasonique. On a mariné nos pommes de terre coupées dans une saumure vinaigrée, puis on va frapper les frites par ultrasons avant de les cuire dans l’huile. Ça va leur apporter encore plus de croustillance”, explique très rapidement Clement Kupka, un cuisinier amateur d’Eure-et-Loir, avant de monter sur scène pour la finale. Une idée qui lui a ensuite valu le titre de champion du monde de l’épreuve. L’équipe japonaise, emmenée par le chef Sugio Yamaguchi, ex-chef du restaurant Botanique, vise une pomme frite soufflée en trois cuissons différentes. Durant l’épreuve des sauces, on rivalise de ketchup maison avec dix-huit ingrédients et de mayonnaise montée à l’huile de haddock fumé et au poivre de Sichuan.
On s’y perd un peu, la bière aidant. On n’a d’ailleurs toujours pas trop compris la catégorie “frite authentique”. Heureusement, les jurés restent en alerte : “Une bonne sauce frite, c’est une sauce à la fois bonne toute seule et qui s’accorde autrement et parfaitement avec la frite”, explique Valentine Sled, membre du jury. Entre deux épreuves, on a mis la main sur la feuille de notation des jurés : dressage, saveurs, textures, argumentation de la recette à l’oral, ponctualité de l’envoi… Le cornet est passé au peigne fin. “Je vais faire une crise de foie là… Heureusement, j’ai ça, ça m’aide à tenir le coup”, explique la journaliste en sortant un flacon brun de digestive bitters qui ressemble à un sirop pour la toux.
Huile de tournesol ? Gras de bœuf ? On diverge
Pour Jean-Paul Dambrine, la question est vite répondue : “J’ai démarré à l’huile d’arachide, puis je suis passé au gras de bœuf, parce qu’il a un parfum qui appelle le client.” De même pour Marie-Laure Frechet, présidente de la confrérie de la frite fraîche, créée en juillet dernier : “C’est une question de terroir. Ici, les friteries utilisent du gras de bœuf, mais dans la charte que nous préparons, nous n’interdirons pas l’huile de tournesol, évidemment.” A contrario, Pépée Le Mat, chroniqueuse culinaire et membre du jury, plonge ses frites dans l’huile de tournesol à la maison : “Le goût du gras de bœuf est intense et il peut tout emporter sur la frite.”
C’est finalement Aurèle Mestré, le champion du monde de la frite authentique, qui coupera la pomme de terre en deux. À la tête d’une friterie lilloise, il prépare chaque jour un premier bain de cuisson à l’huile de tournesol à 150 °C pendant 6-7 minutes pour les cuire, puis un deuxième bain à 180 °C dans la graisse de bœuf pendant 4-5 minutes pour apporter de la croustillance. “Ça donne une frite plus légère. L’huile du premier bain s’égoutte mieux que le gras de bœuf qui a tendance à se figer sur la frite.” Quand arrive 19 heures, la fanfare sonne la fin du championnat en reprenant Cascada, tandis qu’on se demande si un an de digestion avant la prochaine édition ne serait pas de trop.