Après de longs mois de confinement, la journaliste et autrice Elisabeth Debourse a fait ses valises et a filé tout droit en direction de l’Amérique, et plus précisément de la côte est américaine. En traversant les États-Unis, de New York à la Nouvelle-Orléans, pendant trois semaines et majoritairement en train, elle a pu raconter une autre histoire de la gastronomie américaine, moins connue ici, de l’autre côté de l’Atlantique, où l’on aime souvent la réduire à des clichés et à des idées reçues pas franchement flatteurs. Dans American Appétit, Elisabeth Debourse, qui est également la rédactrice en cheffe du Fooding, offre une vision nouvelle, politique et sociétale, des plats et boissons iconiques qui maillent leur territoire et qui articulent leur culture culinaire. Entretien.
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© Elisabeth Debourse
Konbini | Comment est née l’idée de ce livre, American Appétit ?
Elisabeth Debourse | Le projet a germé pendant le premier confinement. J’étais coincée chez moi, comme la plupart des gens, forcée d’être loin du terrain. Heureusement, à l’époque, je tenais une newsletter food et société, Mordant. C’est le moment où elle a vraiment “décollé”, et je lisais beaucoup dans le cadre de mes recherches pour l’écrire, chaque semaine. Mes sources étaient essentiellement américaines – des articles et des bouquins. Le point de vue états-unien, leur manière de traiter les questions d’alimentation, me passionnait. Je ne retrouvais pas ça dans la presse francophone. De mon côté, il était aussi rare que j’arrive à vendre des articles avec ce type de traitement. La maison d’édition française Nouriturfu était la seule dans laquelle je retrouvais ce point de vue. Au printemps 2020, Anne et Antonin ont partagé un appel à manuscrit. Je n’avais rien à proposer qui était déjà écrit, mais j’avais une idée. Quelques semaines plus tard, on signait un contrat d’édition ensemble.
“J’ai fini par traverser les États-Unis, de New York à la Nouvelle-Orléans pendant trois semaines, surtout en train, et cette incertitude m’a en quelque sorte ‘contrainte’ à la spontanéité.”
© Elisabeth Debourse
Est-ce que tu t’es beaucoup préparée avant de partir ?
Si ce n’est mes lectures quotidiennes, j’ai assez peu préparé le voyage de terrain qui me semblait essentiel à l’écriture d’un tel bouquin. Les frontières américaines n’ont rouvert qu’en novembre 2021. En décembre, on vivait une nouvelle vague de contamination agressive et mon départ était conditionné au fait de pouvoir présenter un test négatif. Jusqu’à la veille de mon départ, en janvier 2022, je ne savais pas si j’allais pouvoir monter dans l’avion. J’ai fini par traverser les États-Unis, de New York à la Nouvelle-Orléans pendant trois semaines, surtout en train, et cette incertitude m’a en quelque sorte “contrainte” à la spontanéité…
Quelle était la volonté, et l’ambition, derrière ce voyage culinaire ?
J’aime le journalisme narratif, qui implique de vivre et de retranscrire son sujet. J’ai une très mauvaise mémoire, donc il fallait à tout prix que je retourne aux États-Unis. Je venais aussi de fêter mes 30 ans, c’était la première fois que j’allais partir seule, à l’autre bout du monde – ça ressemblait à une expérience qu’il fallait que je vive. Prendre la route de cette manière m’a permis d’être vraiment en immersion dans mon sujet, mais aussi dans mon écriture : j’ai tenu deux journaux, l’un de recherches, l’autre plus intime, dont on retrouve des bribes dans le livre qui est un essai narratif assez personnel.
© Elisabeth Debourse
Avant de partir, tu savais ce que tu allais découvrir ?
J’étais dans la spontanéité totale, mais je me suis aussi laissée guider par des contacts qu’on m’avait donnés sur place. C’est comme ça que je me suis retrouvée à teufer dans une shotgun house à NOLA, et à dormir chez des antiquaires à Washington ou chez une poétesse à Philadelphie. Quand je ne sentais pas un coin, je m’en allais, tout simplement – ça a été le cas à Atlanta, par exemple. Mais comme je l’explique dans l’introduction d’American Appétit, on ne va jamais totalement à l’aveugle aux États-Unis : même s’il véhicule pas mal de clichés, le soft power des USA est tel que, quand on y met les pieds, on est en terrain familier.
“On ne va jamais totalement à l’aveugle aux États-Unis : même s’il véhicule pas mal de clichés, le soft power des USA est tel que, quand on y met les pieds, on est en terrain familier.”
Est-ce que tu es partie avec des idées reçues sur la gastronomie américaine ?
Pas vraiment ! Au contraire : je savais qu’il existait depuis des années une scène très vivante, proactive, avec des chef·fe·s pointu·e·s et innovant·e·s qui ont une proposition différente (ou plutôt complémentaire) de la junk food, qu’on se représente souvent ici comme étant la culture culinaire américaine. J’avais notamment déjà échangé avec Kevin Alexander, un ancien journaliste de Eater qui a écrit un livre génial sur le sujet : Burn the Ice, The American Culinary Revolution and Its End et qui raconte très bien ce mouvement.
As-tu pu déconstruire certains de ces clichés ?
Une partie du propos de mon livre est, justement, de démonter des clichés – ou, du moins, de les expliquer, leur donner du contexte, du sens. Je crois que, déjà, observer la gastronomie états-unienne en tentant de se défaire de son point de vue franco-européen permet de voir les choses sous un autre jour. Évidemment, il est impossible de se débarrasser totalement de ces biais.
© Elisabeth Debourse
Comment as-tu choisi ton itinéraire ?
J’avais un impératif de temps – et d’argent. J’ai financé ce projet presque toute seule, et je ne pouvais faire le voyage que pendant mes vacances, puisque j’étais devenue entre-temps rédactrice en chef du Fooding. Me concentrer sur la côte est était donc une nécessité. En même temps, j’ai sélectionné comme fil conducteur des plats qui n’étaient pas ultra-régionalisés, mais qu’on pouvait retrouver un peu partout, notamment dans les gros centres urbains comme New York. Certains sujets (les politiques anti-migratoires américaines illustrées par le taco, l’esclavagisme par le poulet frit) se sont imposés car il est impossible de parler des États-Unis, de leur histoire et de leur société sans les aborder. D’autres sont des choix qu’il a un peu fallu faire entrer au chausse-pied (les communautés queers juives et le bagel, l’inflation et la pizza) ou plus légères, fun, pour avoir un peu d’équilibre – le lien entre les hot dogs et le sport, par exemple.
Tu relies chaque chapitre à un plat. Pourquoi ?
Il n’y a pas de recette à proprement parler dans le livre, car je voulais justement dissocier le culinaire pur de tout ce qu’on peut raconter autour de la bouffe. Je suis intimement persuadée que la nourriture est politique, qu’elle nous permet d’aborder tous les sujets, qu’ils soient sociaux, économiques, environnementaux ou de genre. En même temps, manger est un acte universel, et parler de ces plats très emblématiques de ce qu’on se figure être la culture culinaire américaine (le burger, par exemple) permet à tout le monde de partir de connaissances communes pour aborder des thématiques plus engagées et complexes.
“Je suis intimement persuadée que la nourriture est politique, qu’elle nous permet d’aborder tous les sujets, qu’ils soient sociaux, économiques, environnementaux ou de genre.”
© Elisabeth Debourse
Comment est-ce que tu décrirais, en seulement quelques mots, la gastronomie américaine ?
C’est un grand tapis, un patchwork, dont les différents éléments sont tissés ensemble de manière complexe. Ça donne une gastronomie très riche, mais en même temps cohérente, puisqu’on y voit des motifs récurrents – la street food, notamment.
Quelle est la ville ou région qui t’a le plus marquée ?
J’ai été fascinée par la Nouvelle-Orléans. On dirait qu’il y a des fantômes à chaque coin de rue. La vie y a été et y est en partie difficile, avec l’ouragan Katrina et des communautés aux revenus et cultures très différents, qui cohabitent. En même temps, c’est une cité solaire, très vivante, notamment à travers sa vie musicale. Je suis aussi une grande fan de jazz et NOLA possède une histoire unique dans le genre.
© Elisabeth Debourse
Et, au fait, c’est quoi le meilleur snack pour un road trip ?
Techniquement, un burger ! Je le raconte dans American Appétit, mais la popularité de la voiture et du burger, l’évolution de la place qu’ils ont prise dans la vie des États-Unien·ne·s, c’est intimement lié : le pain brioché absorbe idéalement la sauce, faisant du burger un plat qui peut être mangé à une main. Après, personnellement, côté snack j’adore les croquettes de mac and cheese qu’on peut trouver dans les stations-service, le long des autoroutes.
American Appétit
Éditions Nouriturfu
15 euros
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