Véritables phénomènes de mode, les sneakers courent les rues depuis plus de 100 ans. Avancées technologiques obligent, les marques optent pour des matières qui semblent moins robustes que celles d’il y a 10 ou 20 ans. Dès lors, peut-on parler d’obsolescence programmée ou psychologique ?
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L’époque où la passion pour la sneaker ne concernait qu’un cercle d’initiés est bien révolue. Plus qu’un culte, la basket représente aujourd’hui un empire. Selon la Fédération française de la chaussure, entre 2013 et 2017, le segment des baskets a gagné 7 points de parts de marché en France.
Aujourd’hui, il représente 63 % des ventes du marché pour enfants et 53 % de celles des chaussures pour hommes. Mais entre la semelle qui se décolle, la bulle d’air qui explose et le matériau qui se détériore, la qualité des dernières rééditions de sneakers suscite beaucoup d’interrogations. De là à parler d’obsolescence dans l’industrie du footwear, il n’y a plus qu’un pas que l’on s’apprête à franchir.
Des matériaux moins robustes
À l’heure où la mode souffle un vent rétro sur nos pieds, les marques s’en donnent à cœur joie avec la réédition des modèles iconiques des années 80-90. Mais le résultat n’est pas toujours fidèle aux versions originales. “Récemment, il y a eu la release d’un de mes modèles préférés, la Nike Air Max 93 Cactus. J’avais déjà acheté la dernière réédition de ce modèle il y a genre 4 ans environ, sauf que la semelle a jauni d’une manière folle. Les traces de colle sont visibles sur toute la chaussure, elle est devenue dégueulasse sincèrement”, regrette Sébastien-Abdelhamid, journaliste et sneakers addict. Il faut rappeler que certaines marques utilisaient auparavant du vrai cuir sur quelques uns de leurs modèles. Mais aujourd’hui, pour des questions économiques, elles misent sur du polyuréthane, aussi appelé simili-cuir. “Côté robustesse et qualité, tout dépend des releases. Je pense que les sorties plus mainstream ont perdu en qualité alors que d’autres paires non. Peut-être en robustesse quand même”, renchérit Julien Pottier, cofondateur du média TrashTalk et collectionneur de sneakers.
Les passionnés le savent, les rééditions subissent souvent des modifications dans leur conception. La particularité de la basket, c’est la possibilité que la marque change d’usine de fabrication et de matériaux autant qu’elle le désire. Il n’y a qu’à comparer les Nike Air Max 1 Atmos Safari ou les Asics Gel Lyte 3 Salmon Toe à leurs versions OG pour s’en rendre compte.
“Globalement, la qualité a tendance à être moindre et aujourd’hui, tu as même des marques qui te font payer plus cher pour des modèles dits premium censés être de meilleure facture. Il y a un jeu de mots, et je vous laisse deviner lequel. Votre portefeuille l’a déjà trouvé”, explique Sébastien-Abdelhamid, qui possède plus de 300 sneakers dans sa collection personnelle.
Aux yeux du consommateur, la sneaker est un bien périssable. Pour les sneakers addicts, elle est avant tout un objet de collection. Alors, aussi étonnant que cela puisse paraître, la durée de vie des sneakers ne peut être considérée comme un critère prouvant l’hypothèse d’obsolescence programmée. “C’est impossible de mesurer la durée de vie d’une paire de sneakers. Il y a trop de facteurs qui rentrent en compte. Ce que je fais avec, la fréquence à laquelle je les porte, etc.”, explique Sébastien-Abdelhamid.
Pour Julien Pottier, “il n’y a qu’à voir le nombre de sorties chez les marques ces dernières semaines. On passe rapidement à un autre modèle, la durée de vie est forcément réduite. Les matériaux jouent aussi leur rôle. Les marques cherchent à réduire le poids de la paire et utilisent des matériaux peut-être plus fragiles (Nike Air VaporMax, adidas Deerupt). Mais ce n’est pas le cas de toutes les paires. Quand je vois par exemple une paire de Jordan Kaws, la qualité des matériaux est bluffante. Quand tu as la paire en main, tu comprends vite le niveau de détail et le soin particulier apporté à sa confection. Mais on est sur une paire à 350 euros, au moment de sa sortie”.
Difficile donc de prouver par A+B que les géants de la sneaker font fi des consommateurs. Toutefois, il est évident que, dans cette folle course au consumérisme, les enjeux environnementaux ne font pas partie des priorités des marques. Selon le ministère de l’intérieur des États-Unis, les Américains jettent plus de 300 millions de paires de sneakers chaque année. Leur vie se termine dans une décharge, où elles mettent entre 30 et 40 ans à se décomposer. Certes, adidas s’associe souvent à l’ONG Parley pour créer des baskets en plastique recyclé. Mais on ne devient pas écoresponsable du jour au lendemain. Alors que la culture du jetable ne cesse de se banaliser dans nos sociétés de consommation, il suffit souvent qu’un seul élément de la chaussure soit détérioré pour que l’on se sépare d’elle. Une situation qui a d’ailleurs motivé de jeunes entrepreneurs à se lancer dans le business de la rénovation des sneakers.
La restauration a le vent en poupe
Si tout le monde porte des baskets aujourd’hui, beaucoup de personnes pensent que les sneakers sales sont bonnes pour la poubelle. Mais très souvent, il suffit de quelques retouches pour leur donner une seconde vie. À l’origine, c’est aux États-Unis que les ateliers de rénovation ont vu le jour. Mais en France, puisque les cordonniers ne veulent toujours pas soigner nos pépites, de jeunes entrepreneurs ont lancé leurs propres ateliers de restauration pour baskets en France. Ils s’appellent BBB Shop, Docteur Sneaker et Sneakers and Chill.
“La réparation sur les sneakers était une activité complètement inconnue il y a encore quelques années, et même à l’heure actuelle, les gens ne savent pas forcément qu’on peut les réparer”, explique Jean de la Vaissière, cofondateur de Sneakers and Chill.
Aujourd’hui, la réparation représente près de 30 % du business de cette clinique des sneakers. “Nous pouvons repeindre les semelles, repeindre la chaussure comme d’origine mais aussi, déjaunir les semelles”, détaille cet entrepreneur. Et même si l’on prend soin de nos petites merveilles comme jamais, il est possible que la paire s’abîme sans qu’on ait eu l’occasion de la porter. “À l’atelier, nous avons pu voir ce genre de cas sur de vieilles paires de TN ou d’Air Max et le pire, c’est que nos clients ne les avaient jamais portées jusqu’au fameux jour où ils ont décidé de les mettre. Et au premier contact avec le sol, la semelle se décompose en plusieurs morceaux. Cela s’explique par l’humidité, et du fait que les paires aient passé trop de temps dans leur boîte d’origine, et non à l’air libre”, précise Jean de la Vaissière.
Obsolescence psychologique quand tu nous tiens !
Produire, acheter, jeter… Cela fait belle lurette que l’humanité est coincée dans ce cercle sans fin. Il y a 30 ans, les marques de baskets fabriquaient leurs shoes essentiellement aux États-Unis, en France, en Allemagne ou en Yougoslavie. Mais depuis, les temps ont bien changé. Tous les géants de la sneaker ont délocalisé leur production en Asie du Sud-Est et en Chine populaire, par souci de compétitivité. Au-delà des process de fabrication alambiqués, c’est aussi notre relation avec les sneakers qui a évolué. Si au début des années 90, on comptait seulement trois à quatre paires de baskets par foyer, la moyenne est aujourd’hui de cinq à dix sneakers par personne. Comme si l’on était subitement passé d’une économie de l’usage à une économie de la possession. Tous ces éléments amènent à parler d’obsolescence psychologique – le fait de remplacer un produit qui semble démodé ou ne répond pas à un souci d’innovation (design, fonctionnalités) – dans le sneakers game.
Ces propos trouvent d’ailleurs écho dans les œuvres de l’économiste et philosophe français, Serge Latouche. Dans son livre Bon pour la casse : les déraisons de l’obsolescence programmée, celui qui est considéré comme le théoricien de la décroissance explique que cette obsolescence psychologique est la conséquence d’une manipulation des consommateurs par les marques. Elle doit être considérée, d’après Serge Latouche, comme une forme d’obsolescence programmée.
Pour mettre fin à cette gabegie, nous devons d’abord apprendre à faire la différence entre marketing et innovation afin de changer nos habitudes de consommation. Ensuite, il faut migrer vers une économie de la fonction et de l’usage. C’est, enfin, en incitant les fabricants à utiliser uniquement des produits fiables, réparables et durables que l’on pourra freiner ce gros gâchis.