Ils arrivent avant tout le monde et repartent souvent les derniers. Qu’importe la saison, le lieu de tournage ou le budget d’un film, les cantines de cinéma restent, aujourd’hui encore, l’un des moteurs du processus de fabrication d’un film. Plus important encore, ces cantines éphémères, qui naissent et disparaissent en un claquement de doigts, sont l’âme, et surtout la garantie de la réussite d’un film. Claude Chabrol le résumait parfaitement, avec ces quelques mots : “Les mauvaises cantines font de mauvais films.”
À voir aussi sur Konbini
Dans le monde du cinéma, c’est une réalité bien connue : on ne badine pas avec la cantine et la restauration des équipes. “Même si le film est à petit budget, cela ne sera pas un poste sur lequel on fera des économies”, affirme Antony Cointre, chef et traiteur aux milles vie, qui préfère se présenter comme “cuisinier”. Comme une partie du casting des Beaux Gosses, c’est avec ce film de Riad Sattouf, en 2009, qu’il a fait ses premiers pas dans la sphère très fermée du 7e art.
© Sara Bentot pour Club Sandwich
Catalyseur d’ambiance
Sur les plateaux de cinéma, la cantine reste ainsi un bon baromètre de l’ambiance sur le tournage. “C’est un moment de détente et de repos pour les équipes. Ils doivent se sentir bien, et les producteurs et les régisseurs en sont bien conscients. Si la cantine ne convient pas, cela peut entraîner des problèmes bien au-delà de l’heure du déjeuner”, ajoute Ewa Catherine Paprocki, ancienne productrice de cinéma, reconvertie il y a cinq ans en cheffe-traiteur.
Cette convivialité, ciment du bon déroulé d’un tournage, a d’ailleurs permis à Antony Cointre de réaliser un rêve d’enfant. Lui qui s’est longtemps rêvé comédien a eu l’occasion de faire plusieurs apparitions dans les films pour lesquels il a travaillé. “Au fil du tournage, il arrive qu’on me propose de passer une tête dans une scène, dit-il. Dans Des vents contraires, j’ai décroché un petit rôle où je me bats avec Benoît Magimel, par exemple”. Mais avec une cinquantaine de films par an, ce n’est pas le plus gros de son travail.
© Antony Cointre
Être cantinier de cinéma, c’est également savoir jongler avec les casquettes : camionneur, déménageur, électricien ou même plombier. Chaque jour, installer un restaurant éphémère dans des endroits rarement prévus pour cet usage – une aire d’autoroute, en haut d’une falaise, en pleine forêt – force à une souplesse d’adaptation et à une rigueur d’équilibriste. En fin de compte, quelle que soit la structure de restauration (cuisine aménagée ou food truck), le casse-tête logistique et le quotidien des cantiniers restent finalement peu ou prou les mêmes.
“On fait les courses le matin, on va chercher le camion, on cuisine, on installe les tables et le barnum, on cherche de quoi se brancher à l’eau et à l’électricité et on redémonte le tout, énumère Ewa Catherine Paprocki. Les journées sont longues et, si on fait le calcul, on ne cuisine que quatre à cinq heures sur les treize ou quatorze heures de travail. C’est presque anecdotique quand on voit la lourdeur logistique de ce métier.”
Le coup de cœur de Marion Cotillard
Dans le monde du cinéma, ce sont les horaires qui dictent le mouvement, autant pour la fin de tournage d’une scène que pour l’heure du déjeuner. Une séquence à rejouer ou une éclaircie peuvent chambouler, sans prévenir, le cours d’une journée. “Il faut être disponible et sur le qui-vive à n’importe quel instant. Si le repas est prévu à midi, il peut très être décalé deux heures plus tard. Il faut savoir s’adapter sans broncher, explique Antony Cointre. Mais s’ils nous choisissent, c’est aussi pour cette souplesse que n’offrent pas les restaurants classiques.”
Sur le tournage d’Au Revoir Là-Haut (© Ewa Patocki)
Voilà pourquoi la plupart des cantiniers proposent souvent des buffets en libre-service. Les différentes équipes – machinistes, électro, régie, comédiens – ne mangent pas systématiquement ensemble à table, ou au même moment, alors il faut, là encore, s’adapter. “Il faut les faire manger en trente minutes, ils sont pressés, ils sont tendus… Ce n’est pas toujours facile”, regrette Antony Cointre. Mais ça dépend vraiment des circonstances… Chaque tournage est unique et ne ressemble à aucun autre.”
Si les contraintes matérielles et logistiques sont immenses, quelle place reste-t-il alors pour la cuisine ? Là encore, cela dépend des prestataires, mais dans un milieu où le bouche-à-oreille fonctionne à plein tube, les faussaires des fourneaux font rarement illusion longtemps. La démarche d’Antony Cointre est assez simple : amener un côté bistrot dans un endroit qui a priori ne s’y prête pas et s’attarder sur le choix et la qualité des aliments qu’il utilise.
Le pouvoir de l’imagination
“On respecte le produit et on bénéficie d’une liberté totale”. Et quand les demandes particulières pointent le bout de leur nez, “elles sautent rapidement. On propose un tel panel d’entrées, de plats et de desserts que les équipes y trouvent leur compte, même pour les régimes alimentaires particuliers.”
Ces efforts, et le contexte unique des tournages de ciné, donnent ainsi parfois lieu à des anecdotes mémorables. Ewa Catherine Paprocki garde en mémoire les compliments de Roman Polanski sur le tournage du film D’après une histoire vraie. “En tant que Polonaise d’origine, c’était un bonheur. Il invitait les gens en leur disant, enjoué : ‘Regardez, c’est de la cuisine polonaise.’ Je me souviens qu’il aimait particulièrement mes soupes.”
(© Antony Cointre)
Antony Cointre, lui, peut se targuer d’avoir su chambouler les habitudes d’une Marion Cotillard peu habituée des cantines. Sur le tournage des Fantômes d’Ismaël, on lui a vanté les mérites de plats servis sous chapiteau. “Elle est venue à reculons au début, mais elle est toujours revenue ensuite, y compris pour les autres films qu’on a faits ensemble.”
Il cite aussi Géraldine Nakache ou Virginie Efira, qui ont particulièrement apprécié sa cuisine. “Je ne ferais pas cinquante films par an sinon, sourit-il. Ceux qui s’intéressent à la bouffe remarquent toujours les efforts que l’on fournit.”
“On préférerait un steak-frites”
Mais sur des tournages qui durent parfois plus de deux mois, il n’est pas toujours facile de satisfaire les équipes au quotidien. “L’hiver, c’est chiant. L’été, on s’amuse davantage avec les produits”, note-t-il. Une cantine de cinéma, c’est un peu comme manger tous les jours dans le même restaurant, il faut savoir se renouveler et faire marcher son imagination.
Une invitation à l’inventivité qui ne plaît pas toujours. Antony Cointre a déjà pris la décision de quitter des films en plein milieu d’un tournage. “Je suis parti parce qu’on ne respectait pas ma bouffe. C’était trop compliqué. On me disait : “C’est correct, mais on ne veut pas s’emmerder, on préférerait des steak-frites.”
L’équipe d’Ewa (© Cather’ing)
Ces dernières années, l’ambiance et le temps du déjeuner ont pas mal évolué, à mesure que les délais et les budgets se sont resserrés. On mange plus rapidement, on ne boit (quasiment) plus de vin à table. Sur le tournage de Climax, de Gaspard Noé, les acteurs plus jeunes “prenaient leur assiette et basta”, remarque Antony Cointre.
“Avant on s’installait, on papotait, on buvait un coup. Aujourd’hui, ça a changé, il n’y a plus vraiment le côté Chabrol.” Mais la pédagogie a parfois son petit effet. “J’essaie de les intéresser, de leur dire : ‘Eh oh, on est là, il n’y a pas que vous qui bossez comme des dingues’, et ça marche assez bien”.