Les chefs sont-ils tous maladroits ?

Enquête

Les chefs sont-ils tous maladroits ?

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Par Robin Panfili

Publié le

On a enquêté sur l’une des malédictions des cuisines de restaurants : la précipitation et la maladresse qui s’ensuit.

S’il y a bien une chose que les chef·fe·s de restaurants détestent par-dessus tout, c’est perdre du temps dans le tourbillon d’un service ou d’une mise en place. Derrière les fourneaux, le temps est précieux et, surtout, un luxe dont on ne peut se passer. Sauf quand, dans la précipitation, une casserole pleine de sauce vous échappe des mains et vient tapisser le sol de la cuisine, réduisant à néant un travail de plusieurs heures et ajoutant au planning déjà serré un bon quart d’heure de ménage.

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Depuis plusieurs mois, dans les stories de chef·fe·s que je suis sur Instagram, il m’arrive fréquemment de tomber sur des photos de légumes éparpillés sur le sol ou de crèmes qui débordent de la casserole, réveillant en moi une question existentielle qui me hante : que peut donc bien cacher cette forme de maladresse en cuisine ? Pour y répondre, j’ai envoyé un message à trois cuisiniers qui me semblaient être les plus assidus en matière de pirouettes incontrôlées en cuisine : Johann Barichasse, chef des Rigoles (Marseille), Justine Pruvot, qui œuvre aux fourneaux de Mercato (Marseille), et Samy Benzekri, chef indépendant.

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Konbini | Bon, soyons francs et transparents : est-ce que le fait de faire tomber des aliments, sauces ou préparations arrive souvent dans votre quotidien de chef ?

Johann Barichasse | Franchement… quasi quotidiennement. Ça m’est arrivé pas plus tard que ce midi. Mais il semblerait que j’ai des ami·e·s chef·fe·s aux mains plus sûres à qui cela n’arrive jamais.

Samy Benzekri | Oui, moi aussi, plutôt souvent. Une petite bêtise par semaine, une grosse par mois, disons

Justine Pruvot | Moi, je dirais une fois par semaine minimum. C’est la routine pour moi. [elle sourit] Il ne se passe pas une semaine sans que je ne fasse une bêtise en cuisine. Généralement, je suis seule quand ça arrive, mais comme je travaille seule : pas de témoin. Mais pas plus tard que vendredi soir, mon siphon mal vidé a giclé sur mon patron à la fin du service. Classico.

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Comment vous expliquez cette forme de “maladresse” en cuisine ?

Johann Barichasse | Il y a plusieurs degrés de lecture, à mon avis. Au premier degré, c’est juste l’attention et la concentration qui baissent avec la fatigue et le stress, les gestes sont moins sûrs, parfois précipités. Au second degré, c’est qu’inconsciemment, on a besoin de faire une connerie pour se remettre dans le bon sens. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Après ça va mieux.

Samy Benzekri | Il y a plusieurs réponses. Bien sûr, je suis maladroit de nature et je suis tous les jours étonné de manipuler des couteaux et d’avoir toujours mes dix doigts, mais je pense que ça vient surtout de la précarisation des conditions de travail… Par exemple, avec l’essor des résidences éphémères et des pop-ups. Les “cuisines” y sont minuscules et ne sont pas équipées : ni en outils de qualité (batteurs, mixeurs de deuxième main ou cassés), ni en matériel suffisant (manque de bacs gastro, chinois, plaques, planches, hotte…). Résultat : on fait du bricolage, on est fatigués, sous pression de bien faire avec le peu qu’on a sous la main, et souvent seuls à travailler, ce qui favorise les mauvais raccourcis et les mouvements brusques dans la précipitation

Justine Pruvot | Je pense que je ne suis pas très adroite et j’ai clairement un souci de perception de mon corps dans l’espace, ce qui peut être compliqué dans les petites cuisines, en effet. Pourtant, j’ai fait de la danse classique quand j’étais petite, mais il faut croire que j’ai perdu toute notion de grâce et de déplacement élégant en grandissant.

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Quelles sont les choses, préparations ou ustensiles, qui tombent le plus souvent ?

Justine Pruvot | Je dirais que le lait qui déborde, c’est ma spécialité. Il y a plus facile comme maladresse. En second, je dirais les légumes sur les cagettes que je trimbale tous les mercredis matin sur mon diable au retour du marché du Cours Julien (Marseille). Les trottoirs ne sont vraiment pas ouf à Marseille. Avec mon ami chef Johann Barichasse, c’est un petit jeu, il ramasse derrière moi les légumes que je sème tout le long du chemin. Les ustensiles, en revanche, ça arrive moins chez moi.

Johann Barichasse | Pendant le service, les casseroles. Ça m’est arrivé encore ce midi avec une purée de brocolis qui a fini en dripping sur le sol. En mise en place, ma grande spécialité, c’est de faire tomber les boîtes d’épices ou d’ingrédients secs qui traînent sans couvercle sur le plan de travail : sel pour le plus soft, épices (curcuma, très très relou par exemple), fruits secs, etc.

Samy Benzekri | Ce qui tombe souvent, ce sont les boîtes de mise en place empilées en hauteur – et souvent remplies de choses qui se dispersent facilement, comme de la semoule, ou difficiles à nettoyer, comme une sauce tomate dans la chambre froide. Mais il y a aussi la spéciale du mixeur trop rempli parce qu’on pense qu’on va gagner du temps en évitant de faire deux tournées. Au final, on en perd à tout ramasser…

Pourquoi ces objets et ingrédients en particulier ?

Justine Pruvot | Le lait, c’est clairement la flemme d’attendre devant, je le lance et je fais d’autres choses et évidemment ça déborde. C’est chiant du coup ?

Johann Barichasse | Soit parce que les manches des poêles et casseroles sont brûlants et qu’on les lâche par réflexe, soit parce qu’on est dans le jus et qu’en pensant gagner du temps on tente un truc un peu trop joueur. Parfois ça passe, parfois tu finis avec la moitié d’une purée sur ton plan de travail. Mon ancienne cheffe Manon Fleury me disait toujours : “Travaille à deux mains.” Ça m’ennuie de l’admettre, mais elle avait tellement raison. 90 % des accidents arrivent quand t’as un truc dans les mains que t’aurais dû poser avant de faire autre chose.

Samy Benzekri | Oui, c’est relou, parce que bizarrement, ça n’arrive jamais quand on a le temps de se mettre en place. Donc il faut nettoyer, refaire, reranger…

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Johann Barichasse | On passe nos journées à courir après le temps. Faire une dinguerie qui nous en fait perdre alors qu’on pensait en gagner, ça ajoute du stress et de la colère. Évidemment, il y a aussi le temps et l’énergie dépensés à nettoyer et recommencer. Mais ça a aussi parfois la vertu de remettre les compteurs à zéro.

Justine Pruvot | C’est ultra relou : tu perds du temps à nettoyer ta bêtise. Tu perds de la matière première, tu dois repartir à zéro. Le plus stressant dans ma carrière de maladroite, ça a été de travailler dans l’étoilé Elsa avec Manon Fleury, on était en toque, on n’avait pas le droit à l’erreur, mais je ne compte même pas le nombre de fois où j’ai dû recommencer une prépa parce que la moitié de la recette était tombée ou m’avait glissé des mains… Heureusement, j’étais avec Samy Benzekri qui est aussi maladroit que moi, on a essayé de dédramatiser pour passer une meilleure saison.

Qu’est-ce qui se cache derrière cette “maladresse”, selon vous ?

Johann Barichasse | C’est la matérialisation concrète du chaos qui règne dans la tête du cuisinier.

Samy Benzekri | Pour moi, cette maladresse ne représente pas plus que ce qu’elle est.

Justine Pruvot | C’est souvent quand on veut aller trop vite. Les gestes sont moins précis. Et généralement quand ça arrive on se remet en question en se disant : “OK, je suis naze.” En cuisine, ce n’est pas bien vu. Comme partout j’imagine, mais en cuisine, ça a une connotation vraiment négative, comme une tare, on te voit un peu comme le stagiaire pas débrouillard qui n’a jamais mis les pieds dans un restaurant. J’essaie de changer mon regard sur cette maladresse, le voir plutôt comme une démarche artistique qui vise à montrer que la vie est faite d’erreurs et de maladresses mais que c’est OK, personne n’est parfait.

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Du coup, est-ce qu’on peut vraiment parler de “maladresse” ?

Justine Pruvot | Dans mon cas, c’est de la maladresse. Je n’ai jamais été une personne précise à part quand je dresse mes plats ; là, ma concentration est au max. Le mot est assez nul, d’ailleurs. Quand on tape sur Google “maladresse”, ça te sort : “Manque d’adresse/La maladresse d’un apprenti.” On revient alors à cette idée d’apprentissage, où le stagiaire est censé être maladroit, car son geste n’est pas encore là, il ne l’a pas encore acquis.

Johann Barichasse | Je ne sais pas vraiment. En un sens, oui, parce que ça arrive plus souvent à certains qu’à d’autres. Mais pour moi, c’est avant tout lié à l’état émotionnel, à la gestion du stress et de la pression. J’ai toujours été plus maladroit dans les cuisines où je ne me sentais pas en confiance.

Samy Benzekri | Oui, clairement, on peut parler de maladresse, mais seulement quand c’est un véritable accident ! On pourrait reprocher de l’amateurisme à la personne qui rangerait toujours ses boîtes en piles bancales, mettrait constamment ses queues de casseroles dans le passage et remplirait systématiquement son blender plus haut que le maximum possible. Et puis, il y a des malédictions bien connues : les Anglais disent “A watched pot never boils”, et ça se vérifie ! Restez à côté de votre lait/crème qui bout et rien ne se passe, mais la seconde où vous vous éloignez, la casserole déborde !

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Est-ce que vous avez développé des astuces ou techniques pour éviter ces accidents ?

Justine Pruvot | Prendre son temps, c’est la meilleure des astuces. Aussi, ne pas lancer dix préparations en même temps. Faire une tâche après l’autre. Dans mon cas, ça fonctionne. Après, la vie en cuisine n’est pas la plus facile, on est souvent dans le rush et on court après le temps.

Johann Barichasse | J’ai un très bon amorti/contrôle du pied gauche pour les objets qui tombent. Cela permet d’amortir la chute des assiettes, par exemple, et d’éviter qu’elles ne se cassent. L’avantage quand ça t’arrive souvent, c’est que tu finis par développer des réflexes de survie. Genre rattraper une boîte pleine qui tombe en la plaquant contre le frigo avec la cuisse.

Samy Benzekri | Évidemment, il y a des moyens d’éviter ces débordements. Éviter de faire dépasser des objets dans le passage, mettre un timer pour checker que le lait n’est pas encore en train de bouillir, ne pas trop remplir les mixeurs, toujours avoir un torchon sec pour prendre quelque chose dans le four – quand c’est mouillé, ça brûle – et ne pas être trop gourmand avec l’empilage des boîtes !

Et ça marche ?

Johann Barichasse | Non, c’est juste une rustine. Le vrai truc qui marche, c’est de devenir un maître zen et ne pas te laisser envahir par tes émotions.

Samy Benzekri | Ouais, moi, ça marche, mais quand t’es dans le jus et fatigué, c’est facile de vouloir prendre des raccourcis et de faire des choses stupides…

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Qu’est-ce que tu dirais à une personne en cuisine qui se sentirait maladroite, et un peu “gauche”, pour la faire relativiser ?

Johann Barichasse | Je lui dirais que les derniers seront les premiers. Je lui ferais une blague pour faire redescendre tout de suite la pression. Je lui raconterais ma dernière connerie en date. Ce qui aide beaucoup aussi, c’est quand quelqu’un t’aide à nettoyer. Ça t’oblige à cesser de geindre et à repartir de l’avant.

Justine Pruvot | “Les derniers seront les premiers”, c’est ce que mon ami chef Johann Barichasse me répète quand je lui envoie mes maladresses, en effet. C’est devenu un jeu et beaucoup d’ami·e·s chef·fe·s participent et lui envoient des photos d’erreurs, de maladresses, de préparations renversées. Mon téléphone est rempli de photos de maladresses. Personne n’est parfait et c’est OK. [elle sourit]

Samy Benzekri | Moi, je dirais aux maladroits que cela arrive et qu’il faut juste travailler à être meilleur ! On est juste cuisiniers et on ne sauve pas des vies ! Et puis, le graal ne serait-il pas de se retrouver sur le compte @for_the_chefs ?