À Marseille, à moins d’être un ancien ou quelqu’un qui a vu grandir la ville et vu ses bouleversements de ses yeux, il n’est pas facile d’avoir un “bar préféré”. Du moins un bar de quartier, populaire, avec une âme réelle et puissante, comme la ville en a compté par centaines à une époque pas si lointaine. Les petits troquets demeurent, çà et là, mais tous vous le diront : à Marseille, comme dans n’importe quelle grande métropole française, les bars à l’ancienne, ceux encore dans leur jus, sont en voie de disparition.
À voir aussi sur Konbini
Non loin de la mer, entre le Vieux-Port et la Bonne-Mère, un bar semble faire toutefois exception. À rebours des nouvelles tendances, des nouvelles adresses et de l’éclosion des nouvelles caves et restaurants que l’on associe un peu facilement aux nouveaux arrivants, un bar fait de la résistance : La Relève. Un bar bien connu des Marseillais, qui a vu défiler de nombreuses générations à son comptoir. “C’était un bar où l’on retrouvait les joueurs de tiercé, les joueurs de cartes, les voyous, les taxis commerçants, les gens du quartier…”, explique Greg Mandonato, l’un des deux propriétaires des lieux.
N’y voyez pas un folklore exagéré, La Relève vit bel et bien sur cet héritage riche, chaotique et authentique. “J’ai grandi en face de ce bar, je l’ai vu évoluer depuis que j’ai l’âge de 15 ans… À tel point que, quand j’étais plus jeune, ce bar me faisait un peu ‘peur’, sourit Greg Mandonato. Quand tu rentrais dedans, il y avait un nuage de fumée et des mecs accoudés au comptoir avec un verre d’alcool à toute heure de la journée.”
“C’était un peu comme dans les bars que l’on pouvait trouver dans tous les quartiers de Marseille, un bar à l’ancienne. Aujourd’hui il ne doit plus en rester beaucoup…”
© La Relève
Si La Relève a longtemps été le carrefour, phare et témoin d’un brassage culturel et social intense, le bar a aussi une autre histoire, plus terre à terre. Plus carte postale aussi. “C’était aussi et surtout le bar du club du jeu de boules, qui se trouvait à l’époque juste derrière La Relève, au niveau du petit square”, précise-t-il. Un club de boules fondé par son grand-père en personne, Sauveur Mandonato, il y a plus de quarante ans. Ce n’est donc pas un hasard si Greg Mandonato, l’enfant du quartier, est finalement venu prendre les rênes de ce bar emblématique aux côtés de son acolyte, Greg H.
“L’emplacement de La Relève, comme l’emplacement de la pâtisserie Saint-Victor, juste en face, qui appartenait à ma famille, et où j’ai grandi et travaillé pendant plus de 20 ans, a toujours été un emplacement important du 7e arrondissement de Marseille. On est quand même situé entre le Vieux-Port et Notre-Dame-de-la-Garde et à cinq minutes de la mer, dit-il. À la reprise par la famille Agosta, en 2013, le bar a subi de grands travaux. Il était impossible de le garder dans son jus, mais Greg H. a voulu, avec ses associés de l’époque, garder un esprit bar de quartier avec une petite ambiance bistrot parisien.”
Greg Mandonato, lui, arrivera dans l’affaire en 2018. Une aubaine pour Greg H., son associé, habité par l’idée et l’ambition de préserver l’âme et l’ADN du lieu. “Le fait que l’on se soit mis à deux dans ce bar et que je sois originaire du quartier, que la pâtisserie célèbre du quartier appartenait à ma famille, que je connaisse aussi beaucoup de monde, a permis d’encore plus fidéliser les gens avec l’ambiance que l’on connaît aujourd’hui”, reconnaît-il.
© Nathalie Mohadjer
Un bar pas comme les autres
Car le quartier en question n’est pas situé dans n’importe quel quartier. Un quartier qui est autant un carrefour qu’une enclave, mais surtout délicat à décoder. “Saint-Victor, Endoume ou le quartier des Catalans ont toujours été des quartiers très populaires et très emblématiques à Marseille. Endoume était un quartier à dominante corse, surtout. Si vous connaissez un peu l’histoire de la French Connection, beaucoup de noms tristement célèbres venaient de ces quartiers, rappelle-t-il. Aujourd’hui, tout cela n’existe plus, c’était une autre époque. Ce quartier a toujours été populaire, mais au fil des années, il s’est embourgeoisé.”
“Je pense surtout que pour un bar du 7e, quartier devenu aujourd’hui très bourgeois, on est arrivé quand même à mélanger toutes sortes de clientèles. Greg H. et moi n’avons jamais refusé un client, quelle que soit son origine ou son milieu social.”
Face à la mue du quartier et à ses bouleversements socio-économiques, La Relève semble toutefois être parvenue à garder sa griffe et son “rôle”. “Aujourd’hui, les clients s’y sentent bien, c’est un bar d’amis, de quartier. La remarque qui revient le plus souvent dans la bouche des clients, surtout ceux de Paris, c’est que c’est l’un des rares bars où tu peux venir seul, y passer la soirée sans gêne et te faire des potes sur place. C’est un endroit où on se sent bien, et on a envie de rester.”
Alors, quelle est la recette de ce succès, dans une ville où les commerces de bouche vivent leur révolution depuis quelques années, dupliquant à vitesse grand V des modèles de restauration vus à Londres, Paris ou New York ? Le secret tient évidemment à l’âme du lieu, à son histoire presque centenaire, mais également à sa cuisine qui a toujours été un élément central. “À l’époque où le bar a ouvert, il n’y avait aucun bar/resto qui proposait un service de déjeuner de qualité, et surtout un bar qui ouvre le soir, qui propose des bons tapas et du bon vin”, affirme Greg Mandonato. “Dès l’ouverture, le bar a été pris d’assaut par les gens du 7e et des alentours. Et comme il n’y avait rien dans ce quartier pour sortir le soir, le bar est devenu au fil des mois, une adresse incontournable.”
© Nathalie Mohadjer
Parmi les anciens associés de La Relève, on retrouve des chefs qui ont marqué Marseille. Moins connu peut-être que des grands noms étoilés que l’on retrouve à Paris, on pouvait toutefois y retrouver Arnaud Carton de Grammont, chef du Café des Épices, “un restaurant exceptionnel à Marseille qui n’existe plus aujourd’hui”, et un autre chef respecté, Edouard Giribone. “On a toujours bien mangé à La Relève que ce soit le midi ou le soir.”
Mais, quand Greg Mandonato débarque à La Relève, Denis, le chef historique de l’époque qui était là depuis le début, est parti. Une cheffe est bien parvenue à se faire une place en perpétuant l’héritage et l’ambition culinaire de ce dernier, mais un petit cataclysme vient chambouler ce fragile équilibre. “Au bout de six mois de collaboration avec Greg H. à La Relève, on a dû faire face à un arrêté de péril et le bar a dû fermer ses portes pendant dix mois”. Rideau baissé, bouche bée.
À la réouverture en 2019, c’est Greg Mandonato, fraîchement associé, qui reprend les fourneaux. “Depuis qu’on a rouvert, c’est moi qui gère la cuisine avec bien sûr les autres cuisiniers qui m’accompagnent toute l’année et Greg H. qui goûte les plats pour nous dire s’il faut plus poivrer ou saler”, sourit-il. “Grâce à mes vingt ans passés à la pâtisserie et en cuisine à Saint-Victor, j’avais quand même une bonne expérience dans le milieu. Même si je n’avais jamais tenu de restaurant, j’ai su m’adapter, gérer une cuisine qui aujourd’hui fait plus de cent couverts par jour.”
L’autre Marseille
Après un passage très compliqué durant la crise sanitaire, comme de nombreux restaurateurs de Marseille et d’ailleurs, La Relève a pu compter sur un nouvel élan : l’arrivée d’une nouvelle clientèle, survenue après l’installation importante – définitive ou temporaire – de “Parisiens” à Marseille. “Aujourd’hui il n’y a pas une semaine sans que l’on ne croise de nouveaux arrivants qui s’installent à Marseille. La ville attire beaucoup de voisins européens ou d’Américains. Et cela nous surprend bien sûr. Les clients aiment notre côté un peu bordélique et farfelu, j’imagine. Mais, quoi qu’il en soit, même avec cette arrivée massive de touristes, nous arrivons quand même à garder notre clientèle et tout le monde se côtoie sans problème”.
© Nathalie Mohadjer
À plusieurs reprises, les évolutions dans le monde de la restauration et de la gastronomie ont bien pu faire douter les deux associés, surnommés les “deux Greg”, mais pas bien longtemps. “On se disait toujours que tout pouvait s’arrêter un jour, malgré une longévité de dix ans, que l’on soit arrivés à tenir un tel établissement aussi longtemps, malgré une fréquentation toujours aussi importante mais face à une concurrence de plus en plus présente à Marseille.”
“Je pense qu’aujourd’hui notre bar est devenu un peu une institution, une curiosité connue de tous. À tel point que je pense que cela ne s’arrêtera jamais…”
Dans le malheur de l’arrêté de péril de 2018, La Relève a également trouvé de quoi rebondir. “L’arrêté nous a permis d’acheter les appartements qui se trouvaient au-dessus du bar, et de les transformer en quatre chambres. On avait toujours en tête un jour d’acheter les murs du bar, mais jamais on ne pensait pouvoir acheter au-dessus. Avec le recul, ce que l’on a accompli avec Greg H. en sept ans est assez exceptionnel. Avec, au départ, quasiment aucun apport financier. Tout cela a été fait avec du travail, du courage, et du relationnel.”
© Nathalie Mohadjer
Après 80 ans, La Relève est toujours debout. Parce qu’elle a su vivre avec son temps, avec patience, et avec tout ce qui fait de Marseille ce qu’elle est aujourd’hui : embrasser les changements, vivre avec, et faire de ces nouveautés une richesse et une nouvelle normalité, comme la ville a su le faire depuis des siècles. “Ceux qui parlent de gentrification n’ont décidément rien compris à Marseille”, résume le site du bar.
La Relève
41 Rue d’Endoume (7e)
Les chambres sont à retrouver ici