Si les jeunes générations ont, depuis quelques années, pris le pli de délaisser progressivement le kebab à l’ancienne au profit de nouvelles formes de sandwiches — du “french tacos” aux itérations de snacks multiples et très créatives —, le kebab semble toutefois vivre un nouvel âge d’or chez les jeunes actifs et les urbains. Ainsi, dans le sillon d’un monument du genre, Gemüse, la butte Montmartre a récemment vu fleurir deux nouvelles adresses mettant à l’honneur la broche de viande sous sa forme la plus aboutie, la plus sourcée et la plus experte et authentique : Mehmet et Nemesis. Mais qu’est-ce que cet élan dit d’une possible néo-révolution du kebab ? On est allés discuter les premiers intéressés : Matthieu Haddak et Julien Catelain, le duo derrière Mehmet et Karl Nehme, l’homme derrière Nemesis.
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Les deux premiers, à l’origine de Mehmet, ont parcouru pendant un long moment la Turquie, visitant les quatre coins du pays pour apprendre de la plus méticuleuse des manières et au plus près des experts du genre, rencontrer des cuisiniers, découvrir le véritable savoir-faire, les techniques… “On est revenus avec une idée claire de ce qu’on voulait faire, un restaurant avec service à table qui servirait un döner kebab de poulet et une sélection de mezzés de saison, essentiellement végétariens. Notre spécificité, c’est ce service à table et un accent fort sur la qualité et la saisonnalité des produits dans une transparence totale avec le client”, nous explique le duo qui a choisi la très vivante rue Ramey pour s’installer.
L’autre, Karl Nehme, d’origine libanaise, a tout quitté à 24 ans pour se lancer dans “l’art du kebab”. Avec Nemesis, il avait à cœur de conserver “les codes classiques du kebab, dans l’assiette et dans le lieu” : salade/tomates/oignons, broche composée de veau et de dinde, avec en bonus un certain nombre de techniques de préparation libanaises. “Tout est préparé maison, les marinades, la broche, les frites, le pain au Saj et bien évidemment les sauces. Le lieu est simple, on y accueille tous nos clients dans la simplicité, sur place ou à emporter, sans y ajouter trop d’artifices”. Lui a décidé d’ouvrir sa deuxième adresse sur les hauteurs de la butte, rue Caulaincourt.
© Mani Manoukian/Nemesis
Konbini | Pourquoi avez-vous choisi de vous implanter sur la butte Montmartre, où l’offre de kebab est à la fois rare, mais déjà bien installée ?
Mehmet | Quand on est tombés sur l’annonce du local, on n’a pas hésité parce qu’on connaît très bien le 18e arrondissement. Matthieu y habite depuis onze ans et Julien y a passé sept ans. On est sur le versant Nord de la butte Montmartre, c’est un quartier résidentiel plutôt jeune où les gens aiment rester, quelques touristes s’y aventurent, mais notre clientèle est composée en grande majorité des gens du quartier. Et au-delà de l’emplacement, on a eu un coup de cœur sur le local, bien positionné, en angle, et avec de belles pierres apparentes – par ailleurs, c’était important pour nous d’avoir une cuisine de plain-pied et éclairée naturellement pour les conditions de travail de l’équipe.
“C’est aussi pour ça que j’ai choisi d’ouvrir un kebab, c’est un produit qui rassemble, peu importe les classes sociales et ça à n’importe quelle heure de la journée”
Nemesis | C’est un quartier où je passe beaucoup de mon temps libre. L’ambiance y est assez particulière, on est au cœur de Paris dans un des quartiers les plus typiques et pourtant on s’y sent comme dans un village. Il y a un peu comme un effet de “pause dans le temps” dans l’esprit d’organisation des commerces, certains sont encore bien dans leur jus. On sort aussi de la vision classique du kebab, proche des zones d’activités nocturnes comme on peut l’avoir facilement dans les 10 et 11e arrondissements. Ici, j’avais envie de retrouver l’esprit d’un lieu agréable, lumineux, ouvert et chaleureux, où on a envie de se poser pour manger son kebab. Ce n’est pas forcément un lieu à très fort passage, le quartier est plutôt tourné vers l’effet bouche-à-oreille, ce qui est un élément très important pour moi. Le midi nous avons quelques travailleurs du quartier, des résidents en télétravail, des touristes, familles, étudiants et commerçants du coin. Le soir, c’est très résidentiel et les quelques bars aux alentours attirent une clientèle plus jeune et souvent affamée. J’adore voir la diversité de clientèle que nos lieux peuvent attirer. C’est aussi pour ça que j’ai choisi d’ouvrir un kebab, c’est un produit qui rassemble, peu importe les classes sociales et ça à n’importe quelle heure de la journée.
© Konbini
Konbini | Question piège et volontairement provoc : est-ce qu’on peut parler d’une “bataille” naissante entre les bons kebabs dans ce quartier ?
Nemesis | Il n’y a vraiment pas de bataille. Ce n’est pas par choix. On se connaît très bien, avec Matthieu et Julien, on s’est entraidés sur plein d’aspects pendant nos ouvertures. La recherche d’un bon local, où je me sens confiant, prend pas mal de temps, puis le temps d’en prendre possession et de s’installer fait courir le calendrier pendant des mois et des mois. Puis, on n’est pas forcément au courant de ce que nos confrères sont en train de mijoter. Personnellement, je pense qu’on est super complémentaires. Bien que nous faisions tous les deux tourner des broches sur un grill, nos propositions sont super différentes. J’adore ce qu’ils font, ils travaillent avec goût et un ultime respect de la qualité que je trouve remarquable. La proposition de faire évoluer le kebab de “cantine quotidienne” à lieu de destination en y faisant un parallèle avec le vin, il fallait oser !
“Pour notre génération, il y a une part de nostalgie. Les trentenaires d’aujourd’hui sont contents de pouvoir trouver des versions du kebab qui correspondent plus à leurs envies”
Mehmet | Les Français ont beaucoup d’affect pour le kebab et la notion de “bon” est subjective et appartient à chacun. Pour beaucoup le “bon” kebab, c’est simplement celui qui est proche de chez eux ou chez qui ils avaient l’habitude d’aller et pour qui ils ont développé un affect. Avec Karl de Nemesis, on s’est rencontrés assez tôt après notre ouverture, il était passé nous voir, se présenter et on a vite sympathisé – pour la petite histoire, il avait lui aussi visité le local. On est contents pour lui qu’il ait pu ouvrir un deuxième lieu, après celui dans le 17e, et ça donne du choix aux gens du quartier. De toute façon, il y a mille versions du kebab. Chacun y va de sa spécificité, que ce soit sur la recette, la qualité des produits ou le service. Chez Mehmet, c’est particulier parce que l’on est, avant tout, un vrai restaurant avec service à table. Du coup la grande majorité des clients mangent sur place et vont prendre des mezzés, du vin puis un kebab et passer la soirée chez nous. On a une très bonne ambiance le soir et c’est aussi ça que les gens viennent chercher.
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Konbini | S’implanter ici, à Montmartre, qu’est-ce que cela dit de la consommation de kebab et des profils de ceux qui en mangent en 2024 ?
Mehmet | Pour notre génération, il y a probablement une part de nostalgie, et les trentenaires d’aujourd’hui sont contents de pouvoir trouver des versions du kebab qui correspondent plus à leurs envies et mode de consommation actuel. Après, ce n’est qu’une partie de notre clientèle, on a des étrangers qui n’ont jamais mangé de kebab et ne connaissent pas du tout le grec à 5 euros. Puis on a des gens de générations du dessus qui n’avaient jamais mis les pieds dans un kebab, nos parents notamment.
Nemesis | Le kebab est consommé partout. Je ne peux pas différencier le profil de l’un ou de l’autre qui en consomme. Dans le 17e et dans le 18e, on a une diversité de clientèle hallucinante et on en est fiers. Pour moi, c’est un sandwich de la rue et il faut absolument que ça le reste. On voit des papis, des mamies, des filles et des garçons, des dames tirées à 4 épingles, des voisins en pyjama, des ouvriers, des étudiants, des couples, des solos, des groupes, des banquiers, des docteurs, des artistes, des sportifs… Bref, de tout.
Il y a quelque temps, nous avions sorti une enquête sur le désamour des jeunes pour le kebab traditionnel au profit d’autres formes de snacks — notamment le “french tacos”. Est-ce une forme de nostalgie de notre génération pour un kebab… mais mieux fait ?
Nemesis | Je pense qu’il y a quelques années, l’offre street-food était assez pauvre ou manquait de diversité. Aujourd’hui, c’est le contraire, on peut, à Paris, trouver un spot de street-food pour chaque spécialité culinaire du monde, c’est limite compliqué de faire un choix. Je pense que les gens sont peut-être un peu lassés de toute cette proposition et cherchent à retrouver la simplicité en termes d’offre et de goût. Le kebab réunit tout cela. C’est un peu comme la tendance du smash burger, poussé par Dumbo, où les gens étaient “lassés” de toutes les propositions de burgers gourmets. Avec un produit, simple, limite minimaliste, qui reprend les classiques sans trop en faire, on peut facilement être une “Madeleine de Proust” pour les gens qui le consomment.
© Mani Manoukian/Nemesis
Konbini | Avec des kebabs bien sourcés, cuisinés dans les règles de l’art, est-ce qu’on peut parler d’une “nouvelle vague” du kebab ?
Mehmet | Il y a quinze ans, c’était le burger qui faisait sa révolution pour s’éloigner de la version proposée par les chaînes américaines. Maintenant, on trouve des centaines de versions du burger, de plus en plus pointues et chacune avec sa spécificité – et c’est même devenu commun de voir des chefs étoilés s’essayer au produit. C’est assez logique que le kebab suive la même voix et que les nouveaux acteurs soient en lien avec la volonté des clients de se tourner vers une restauration simple et durable.
Nemesis | Clairement. On est plusieurs à le faire et à voir que cela satisfait la demande de nos clients. Il y a une nouvelle vague qui cherche à conserver ce produit, et à bien le faire.
“À mes yeux, une fois qu’on a goûté à un kebab bien fait, on ne peut plus revenir là-dessus”
Mehmet | À cela s’est rajouté, chez nous, une volonté de servir du vin et une bière de qualité, toujours avec un cahier des charges axé sur la proximité des producteurs et le respect du vivant. Ça a donné la version actuelle de Mehmet : un restaurant de döner kebab et mezzés d’inspiration turque, avec un pain maison et que des produits de saison, qui propose des vins vivants et une bonne bière dans une ambiance sympa.
© Mani Manoukian/Nemesis
Konbini | Est-ce que ce modèle de kebab est complémentaire avec les kebabs traditionnels ?
Nemesis | Ça dépend de ce que tu entends par traditionnel. Pour moi, il y a le restaurant de kebab traditionnel à l’ancienne qui prépare une vraie broche maison tous les matins, dans un cadre classique, avec quelques sauces et un pain maison, ou non. Pour moi, ça, c’est carrément complémentaire. On fait les choses différemment, on a chacun nos recettes, et nos lieux renvoient à des histoires différentes. Regarde Özlem, par exemple, c’est des vrais, jamais on ne les remplacera. Après, il y a le kebab tradi où la plupart des ingrédients sont congelés et industriels. À mes yeux, une fois qu’on a goûté à un kebab bien fait, on peut plus revenir là-dessus… En tout cas, moi, je n’ai jamais réussi.
Mehmet | Bien évidemment. Encore une fois, il y a une version pour tout le monde – et toute heure de la journée.
© Mani Manoukian/Nemesis
Mehmet, 43 Rue Ramey (Paris 18e)
Nemesis, 122 Rue Caulaincourt (Paris 18e)