Les légumes smileys. (© Jake Inker)
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Tokyo, jeudi 2 août 2018. La vague de canicule qui frappe depuis plusieurs semaines le Japon n’a pas épargné la capitale qui semble ce jour-là plongée dans un bain vapeur. C’est donc un peu péniblement mais résolument que nous parcourons le chemin qui sépare notre lieu de résidence à Kabukicho du très branché quartier de Shibuya.
Ce n’est pas pour les boutiques vintage et l’ambiance bohème que nous nous déplaçons, mais bien pour Jimbocho Den, la table courue du chef nippon Zaiyu Hasegawa. Sur le papier, l’établissement envoyait déjà du lourd et faisait battre notre petit cœur de gastronome bien fort : sacré meilleur restaurant du Japon par le classement 50 Best, mais aussi 2e meilleur d’Asie juste derrière Gaggan à Bangkok, l’établissement est également auréolé de deux étoiles au guide Michelin. Un “petit” palmarès qui nous fait saliver d’avance.
(© Jake Inker)
C’est sur ces pensées prometteuses que nous arrivons devant la devanture du resto ou nous sommes accueillis par un grand sourire. Le ton est donné.
Le vrai sens de l’accueil
En seulement quelques secondes, l’affabilité et, disons-le, la décontraction de l’hôtesse nous mettent tout de suite à l’aise. La salle, tout en boiseries et pierre, et se terminant sur une grande cuisine ouverte, dégage une atmosphère chaleureuse et beaucoup d’élégance. Le décor résume et symbolise à lui seul toute l’essence de l’expérience Den : la qualité dans un écrin de simplicité.
À mille lieues d’être guindé, le service est néanmoins extrêmement attentif et soigné. Un savant dosage entre professionnalisme et décontraction qui mettrait à l’aise n’importe quel néophyte des grandes tables, et qui a également valu à l’établissement un prix en 2017. L’impression de convivialité est renforcée par une grande table commune partagée par 10 clients et commensaux. Les phobiques de la promiscuité au restaurant feront grise mine, mais l’effort de replacer l’expérience gastronomique dans une logique de partage est appréciable, surtout dans un restaurant de ce standing. Les convives viennent des quatre coins du globe, de l’Australie à l’Italie en passant par la Corée. Nous prenons place en bout de table, prêts à nous laisser embarquer.
Le storytelling au cœur de l’assiette
L’idée que la grandeur d’un chef se mesure à l’aune de sa capacité à raconter des histoires et transmettre des émotions dans l’assiette s’est peu à peu imposée auprès du grand public à travers la pop culture, de Top Chef à Ratatouille en passant par Chef’s Table. On attend donc d’un grand restaurant plus qu’un excellent repas. Une expérience inédite, un voyage (culinaire) ou même une petite claque bien sentie, voilà ce qu’on vient chercher chez une grande table.
Den reprend (à son compte) la tradition japonaise du kaiseki. Ceux qui ont visionné le concours Netflix The Final Table sauront de quoi nous parlons. Le kaiseki est plus qu’un simple repas, c’est un art culinaire, un cérémonial qui marie la délicatesse des produits et des goûts à la finesse des assaisonnements et associations, sans oublier l’élégance du dressage. Dans la forme, le kaiseki est une expérience gastronomique composée d’une succession de petits plats : chaque assiette est unique, présentant des modes de préparation, de cuisson et de présentation, et bien sûr des ingrédients, différents.
Le but est de jouer sur les visuels et les textures, l’alternance entre le froid et le chaud. En bref, à bas la monotonie. Certains éléments sont traditionnellement présents, notamment les sashimis et la soupe miso, mais il n’y a pas de règles préétablies. Dans un menu kaiseki, la sophistication et le raffinement des recettes n’ont d’égal que le brio du chef. Et c’est bien cela qui prime. À Kyoto, nous avions déjà mangé dans un restaurant versé dans l’art du kaiseki, nous avions donc un point de comparaison. Nous nous attendions cependant à être surpris.
“On va bousculer un peu les codes aujourd’hui, on va commencer par le dessert”, nous annonce l’hôtesse. OK, peut-être pas aussi surpris. Autour de la table, on se regarde circonspect·e·s. L’assiette arrive : débarque un petit parallélépipède emballé dans un packaging traditionnel. “Au Japon, on adore les ice-cream sandwichs, ceux avec une gaufrette. Voici la version Den.” On sent arriver la géniale entourloupe. Nous voilà donc à déballer ce mystérieux petit paquet. L’aspect est bluffant, mais après une rapide inspection, on constate que le mets n’est pas glacé. “Bon, ce n’est pas vraiment un dessert, goûtez et dites-moi si vous reconnaissez.” Foie gras mariné au miso, daikon et confit de prune, le tout entre deux gaufrettes.
“Ice-cream sandwich” (ou pas). (© Jake Inker)
(© Jake Inker)
Le ton est donné, on va passer de surprise en surprise. L’expérience reste inédite, surtout si l’on connaît le protocole assez figé, pour ne pas parler de rigorisme, correspondant à un certain standing, de beaucoup d’établissements étoilés en France. Ici, le client devient avant tout goûteur, on l’interroge, on lui demande de se servir de ses sens mais aussi de sa capacité de déduction. Un dialogue s’instaure entre soi et l’hôtesse, et par extension le chef, et entre soi et la cuisine. D’ailleurs, le chef vient justement nous saluer, tout sourire. Encore un pied de nez à l’étiquette. On a presque l’impression d’être à un repas de famille, l’oncle relou en moins.
Le goût de l’émotion
“Eau de pluie”. (© Jake Inker)
Sous le nénuphar, la nage. (© Jake Inker)
Le reste du menu se déroule, et nous emporte totalement : “Eau de pluie” déposée dans une feuille de nénuphar, soit une eau de tomate vinaigrée à verser dans un petit bol de nouilles gélifiées à la tomate, sésame et fruit de la Passion, ode à l’été dont la fraîcheur nous vivifie et nous ouvre les sens ; puis vient le “Dentucky Fried Chicken” dans sa box en carton à l’effigie du chef, un poulet frit farci au riz au curry et infusé au foin et herbes aromatiques, inspiré par un souvenir de vacances, le curry étant la street food incontournable des stations balnéaires japonaises.
“Dentucky Fried Chicken”. (© Jake Inker)
Les restos préférés du chef. (© Jake Inker)
Avec ce packaging, là encore, le chef détourne totalement les codes du resto gastro et instille une dose d’étonnement dans ce monde codifié. Il signe une expérience culinaire véritablement pensée jusqu’au bout. Sur le côté de la boîte, le chef a listé ses adresses préférées dans le monde. Auprès de nous, il s’excuse de l’absence d’établissements français, expliquant qu’il n’a pas encore eu la chance de se rendre dans notre Hexagone. Pour le clin d’œil, on trouve dans notre box un petit drapeau bleu-blanc-rouge…
Cocorico ! (© Jake Inker)
Après cette incursion pop, on retombe sur des plats de kaiseki plus conventionnels : des sashimis de bonite assaisonnés de fleurs et pousses de soja, avec une sauce algue et wasabi, d’une fraîcheur incroyable, suivis par des bouchées de fines lamelles de bœuf wagyu enveloppant des morceaux d’aubergine fondante, agrémentées de tranches de poivron vert poêlées, tout simplement divines. Probablement l’un des meilleurs bœufs qu’on ait jamais mangé.
(© Jake Inker)
(© Jake Inker)
Un bol de légumes de saison, en divers assaisonnements, cuissons et textures, ultra-coloré et kawaii (big up à la carotte smiley) vient rafraîchir et titiller notre palais. Le cortège de plats salés s’achève sur un incontournable de la gastronomie japonaise : un bol de riz aux cinq variétés de champignons marinés au soja, accompagné de légumes en pickles, d’une soupe miso et d’épaule de bœuf en tataki et son wasabi, une viande fondante à souhait, pour une déclinaison résolument gourmande et réconfortante.
(© Jake Inker)
(© Jake Inker)
On est déjà comblés, mais non totalement repus malgré le nombre de plats, les quantités étant savamment dosées. Cependant, on n’était clairement pas prêts pour les deux desserts. Le “tea-ramisu” arrive devant nous : une petite pelle remplie de ce qui ressemble à de la mousse et de la terre du jardin, clin d’œil à la devanture du resto, posée sur du papier journal. Alors qu’on essaie de comprendre la composition du mets, on remarque que des lettres ont été entourées au feutre de couleur sur la une du quotidien.
L’hôtesse nous engage à déchiffrer le message : “See you soon.” On en a bien envie, ne serait-ce que pour ce dessert composé de cream cheese à la pâte de bambou, saupoudrée de différentes sortes de feuilles de thé, de matcha, de cacao et de noisettes concassées, irrésistible déclinaison de saveurs s’équilibrant parfaitement, qu’on ose à peine manger, tant le tableau est charmant. Cette création n’est d’ailleurs pas sans rappeler le plat signature d’un autre grand chef étoilé nippon, Yoshihiro Narisawa, également juré du concours The Final Table.
“Tea-ramisu”. (© Jake Inker)
On nous propose pour (par)achever ce repas, un “café sans café”. Un ersatz de tasse à café Starbucks nous est présenté, estampillé, encore une fois, de la tête de Zaiyu Hasegawa, en version dessinée cette fois. On nous met à l’épreuve de deviner ce qui compose ce “café” qui n’en contient pas. Sans succès : on ne trouvera pas la truffe japonaise, le sucre de canne caramélisé et la crème de vanille, qui ensemble réussissent comme par magie, entre les mains du chef, à avoir un goût de café bluffant. Un dernier salut de ce dernier, son si mignon chien Puchi entre les bras, qui fait la révérence (oui, oui, vidéo à l’appui) devant un public conquis, vient conclure, aussi bien qu’elle avait commencé, cette expérience culinaire hors du commun.
“Café sans café”. (© Jake Inker)
Du poulet frit de fast-food imaginaire au dessert en trompe-l’œil en passant par une poétique eau de pluie, le chef s’est joué de nous et de nos sens, et a réussi à nous communiquer émotion, joie de vivre et de cuisiner. Avec un fil rouge ludique qui a fait appel à l’enfant qui est en nous, nous rappelant que le goût est l’un des cinq sens qui participe à notre découverte du monde, dès le plus jeune âge, le chef prouve à travers ce repas sa capacité à allier la pop culture et la tradition – quelque chose qui semble finalement assez japonais, pays où ces deux réalités coexistent totalement – et à rire de sa propre image par la même occasion.
Zaiyu Hasegawa donne un twist cool plein d'(auto)dérision à la gastronomie japonaise, avec un zeste de fusion, tout en maintenant une excellence dans l’exécution et une inventivité indéniable dans les accords de goûts, dans le but ultime de nous raconter une histoire, à la fois personnelle et universelle. Et c’est sans doute cela qu’on retiendra le plus de Den.
Quoi ? Jimbocho Den
Où ? 2-3-18 Jingumae, Shibuya Ku, Tokyo
Combien ? Menu dégustation à 15 000 yens (120 euros environ).