En 2006, il y a une éternité déjà, une révolution était en train de naître sans que personne ne s’en aperçoive. Du moins, au début. Dans le 11e arrondissement de Paris, le chef Inaki Aizpitarte et Fred Peneau décrochent les clés d’un bistrot de quartier, planté sur l’avenue Parmentier, avec mille idées en tête. Assez vite, Le Chateaubriand, ou “le Château” comme les premiers habitués aiment à le surnommer, devient l’une des tables les plus courues de la capitale. Une effervescence rare, presque inédite, qui a peu à voir avec les tendances et la hype que l’on connaît aujourd’hui dans la gastronomie contemporaine, qui fait de ce restaurant une référence et un lieu de création extraordinaire. D’abord aux yeux des gourmets avisés, des curieux, des puristes, puis des médias et guides précurseurs qui donnent le ton et dictent le pas.
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“Très vite, Le Chateaubriand devient le restaurant le plus bruyant de la capitale. L’époque, c’est eux. Tout le monde veut sa table au ‘Château’. Les vignerons y trouvent un repaire, le Fooding fait d’Inaki son étendard, le 50 Best s’affole et les chefs étoilés découvrent l’Est parisien. Punk, libre, iconoclaste…” expliquent Stéphane Peaucelle-Laurens et François Chevalier, auteurs de Le Château, un livre incroyable sur l’histoire de ce lieu pas comme les autres, à paraître le 6 novembre prochain chez Entorse Éditions.
“Lancés comme une fusée dans la constellation mondiale, vient l’heure des comptes. Ils y laissent leur peau, parfois leurs amitiés. On peut s’arrêter quand on monte, jamais quand on descend. Des choix incertains, le 13 Novembre, l’étoile, la pandémie… Le Château aurait pu crever 100 fois, il en est sorti plus fort. Aujourd’hui le scénario est écrit et la trace laissée est immense. Si Le Chateaubriand n’a pas changé votre vie, il a au moins changé votre assiette.”
Dans un ouvrage événement que l’on se permet d’ores et déjà de sacrer comme le livre de l’année, Stéphane Peaucelle-Laurens et François Chevalier rembobinent l’histoire de ce restaurant et donnent la parole à une centaine de personnes : ceux qui l’ont fait, ceux qui l’ont aimé et ceux qui lui doivent tout, ou presque. Pour Konbini, les deux auteurs nous expliquent la magie et l’âme de ce lieu et, surtout, comment ils ont construit ce livre qui aurait pu, qui sait, ne jamais voir le jour.
© Benjamin Malapris
Konbini | Comment l’idée de ce livre, que beaucoup de monde rêvait de voir exister, est née ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Il n’y a jamais eu de livre sur Le Chateaubriand et c’est, à mes yeux, le restaurant le plus intéressant des vingt dernières années. Après, on savait quand même pourquoi il n’y en avait jamais eu. On connaît un peu leur fonctionnement, leur rapport aux médias. Avec Entorse, on sortait d’un livre sur l’équipe (de basket) du CSP Limoges de 2000 racontée sous la forme d’une histoire orale. Et en racontant Le Chateaubriand sous cette forme-là, on savait qu’on avait le bon projet. Faire un livre sur Inaki, c’est sûr que c’était tentant, mais un livre sur Le Chateaubriand, c’est encore plus fort.
François Chevalier | C’est Stéphane qui a eu l’idée. Il a publié mon premier bouquin en 2020, ça s’était bien passé, et il pensait à la suite. Il se trouve que nous partageons cette passion commune pour la bouffe. En avril 2021, il me dit : “C’est quand même fou que personne n’ait écrit de livre sur Le Chateaubriand !” Je le soupçonne de savoir que j’allais mordre à l’hameçon car c’est clairement un établissement qui a bouleversé ma perception du restaurant. On savait que ce ne serait pas simple, ces gars-là, il faut les suivre… Pour le récit oral, c’était une évidence, cela nous permettait de raconter l’histoire du restaurant à travers les points de vue de toutes les personnes qui l’ont fait (équipe, client·e·s…) et pas seulement celle d’Inaki.
Pourquoi était-il important de revenir sur l’histoire du Chateaubriand ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | On voulait remettre l’église au milieu du village. Beaucoup ont la mémoire qui flanche. Le Chateaubriand a une influence considérable en France et dans le monde. Ces gars ne sont pas les rois de l’info, ils ne communiquent pas vraiment, ils font à manger, c’est leur métier. Nous, on sait que sans Le Chateaubriand le paysage serait très différent. Ce livre, on l’a pensé comme une histoire qui leur appartenait. Ce n’est pas nous qui avons écrit ce livre, c’est eux, à travers tous les personnages du restaurant depuis ses débuts. Nous n’intervenons pas dans le récit. Il n’y a pas de voix off ou de commentaires de transition. Nous avons juste utilisé la matière et construit l’histoire. C’est un style absent, on voulait quelque chose de pur. C’était notre ligne.
François Chevalier | Pour ma part, c’est d’abord une motivation personnelle. Ce restaurant a d’une certaine façon changé ma vie. J’y ai déjeuné pour la première fois quelques mois après l’ouverture, en 2006. Ma copine avait lu un portrait d’Inaki dans Libé et m’avait dit : “Il faut y aller, il se passe un truc là-bas.” Ma culture culinaire était limitée. J’étais un padawan de 26 piges en stage dans un magazine culturel et je pensais que la haute gastronomie était réservée à une élite. Il faut se souvenir du contexte des années 2000… Entre la brasserie et l’étoilé, il n’y avait presque rien. J’ai pris un uppercut. Tout était nouveau pour moi : les assiettes, le vin, l’ambiance… Le menu à 16 balles le midi ! Et puis c’est qui ce serveur qui s’assoit sur la banquette pour me raconter les plats ? Je mange des trucs que je ne comprends pas mais ça me retourne. Je me renseigne donc sur Inaki et là je découvre que c’est un autodidacte qui a démarré à la plonge dans un petit resto à Tel-Aviv, que c’est un ancien skateur fan de punk qui dérange l’institution, fait bouger les lignes… En un sens, il incarne une forme de contre-culture. Moi qui ai été biberonné à Radio Nova, ça me parle forcément. C’est plus facile de s’identifier à un mec qui pourrait être ton pote qu’à un grand chef étoilé. Si quelques années plus tard j’ai eu envie d’écrire sur ce milieu pour Télérama, c’est en grande partie à cause du Chateaubriand.
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Pourquoi Le Chateaubriand résonne-t-il, encore aujourd’hui, comme un restaurant unique, à part, à Paris et dans le monde entier ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Tout d’abord parce qu’Inaki Aizpitarte, c’est un personnage complexe, hors norme, touchant. Son histoire personnelle l’est tout autant. Et ensuite parce que l’équipe du Château : le Château, c’est une constellation de personnes que t’as envie de connaître. Ensemble, ils ont tout pété. Ils ont ouvert les portes. Grâce à eux, on a pu faire la cuisine d’une autre façon, avec une autre approche. Sortir du cliché des étoilés avec des nappes et des cuisines militaires. Même si la rigueur est très grande au Château.
François Chevalier | C’est l’histoire d’une bande de potes quasi autodidactes qui a révolutionné la gastronomie bien au-delà de Paris, sans rien écrire à l’avance, sans jamais tomber dans la facilité, juste en restant eux-mêmes et en inventant leurs propres codes. Des chefs du monde entier ont essayé de comprendre. Les frères Coen, Frances McDormand, Eva Mendes, DJ Mehdi, Tony Hawk, Bill Murray, Johnny, Zizou… Ils ont tous mangé au Château, souvent plusieurs fois. Rien que ça, c’est magnifique. C’est une aventure humaine de dingo avec son lot de péripéties, ses rires et ses larmes, ses réussites et ses plantages… Peu de restaurants ont une telle puissance narrative.
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Ce livre n’est pas un livre de recettes. Pourquoi ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Allez demander à Inaki de faire un livre de recettes du Chateaubriand…
François Chevalier | Je crois que ça ne nous a même pas traversé l’esprit. Le Château, pour reprendre une formule d’Albert Touton, c’est “page blanche tous les jours sur le piano”. Le menu peut changer à tout moment, en fonction de l’arrivage et des inspirations d’Inaki. Ce n’est pas un chef qui fige sa cuisine. Hormis le tocino de cielo, on ne parle pas de “plat signature” avec Inaki, c’est d’ailleurs une expression qu’il déteste. Ensuite, un restaurant aussi spécial méritait selon nous un traitement à part. Après avoir rencontré plus de cent personnes qui ont vécu l’aventure du Château de l’intérieur ou en tant que clients, nous avons réalisé un travail de montage des dialogues qui se rapproche d’une écriture documentaire. Il fallait que ce soit vivant, incarné, tout en respectant la chronologie des faits.
Comment avez-vous travaillé sur ce livre ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | On est allés de personnalité en personnalité en se faisant guider. Pour être honnête, avant de commencer ce projet, on ne savait même pas que Jonathan Cohen avait travaillé au Chateaubriand. Les intervenants nous disaient d’aller voir untel ou untel et on y allait. On apprenait toujours quelque chose qui nous renvoyait vers quelqu’un d’autre.
François Chevalier | Google Docs est une invention formidable… Plus sérieusement, le temps long a été la clé. Nous avons étalé les entretiens sur trois ans, tout en travaillant la structure de façon évolutive en fonction de ce que l’on découvrait. Nous avions une bonne base de départ mais on a découvert tellement d’éléments au fil des rencontres, c’était absolument passionnant. Pour les personnages clés, nous avons mené les interviews à deux, en s’efforçant d’éviter le téléphone et les visios. Pour Inaki, il a fallu jongler entre Paris et Saint-Jean-de-Luz. C’est quelqu’un qui ne se confie pas facilement mais notre approche collective, pas centrée sur lui, lui a plu, ça l’a rassuré. Comme dit Giovanni Passerini, “c’est une star malgré lui”, avec tout ce que cela implique de pudeur.
Pourquoi avoir choisi d’interviewer et de recueillir les souvenirs d’autant de gens – une centaine au total ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Ce n’est pas un choix, c’est l’histoire qui nous a obligés à en faire autant. On n’avait pas prévu d’y passer trois années… Trois belles années d’ailleurs.
François Chevalier | C’est une aventure collective qui implique beaucoup de gens, que ce soit le staff, en salle ou en cuisine, et la clientèle de grands chefs, d’artistes, de vignerons, de fidèles… Très vite, on a appris des choses qui ont renforcé notre envie de creuser, de raconter la trajectoire improbable d’Inaki et de Fred Peneau, les deux fondateurs du Château. Pour cela, il a fallu interroger des proches, des amis d’enfance… On a tiré énormément de fils. Nous voulions installer un rythme, être le plus précis possible sur ce que nous racontons et donner à lire une grande discussion. La bistronomie par exemple, personne n’est d’accord sur ses origines et c’était particulièrement intéressant de comparer les versions de Camdeborde, Ducasse, Grébaut, Pinuche, Rubin, Simon… sur le sujet. Une sorte de G7 de la gastronomie !
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Qui retrouve-t-on dans ce livre ? Des clients, des cuisiniers qui sont passés par Le Chateaubriand… ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Déjà, on retrouve Inaki et toute la bande du Château. On a rencontré une trentaine de personnes qui ont travaillé au Chateaubriand à différentes époques. Sinon, il y a bien sûr des chefs, des journalistes, des ami·e·s, client·e·s… Pour la plupart, on n’avait pas envie de les lâcher après l’interview. Jonathan Cohen, on a galéré comme des malades pour l’avoir, et le jour où on le rencontre, on n’arrive plus à l’arrêter tellement cette époque pour lui était importante. Il nous quitte en nous disant : “C’était trop bien, ça m’a fait du bien de parler de tout ça.” Philippe Katerine, il nous raconte que sa musique a changé au contact de la cuisine d’Inaki. C’est pas rien. L’attaché de presse d’Alain Ducasse nous avait accordé trente minutes, on est restés avec lui deux heures et demie au Meurice. Il y en a qui ont été ému·e·s aux larmes pendant l’entretien. On est allés au Japon pour interviewer Nadine et René Redzepi pendant son pop-up à Kyoto. On n’avait plus trop de limites. On voulait faire le livre définitif sur le Château.
François Chevalier | Nous avions une shortlist de gens indispensables comme Raquel Carena, la cheffe du Baratin qui est une personne fondamentale dans le parcours d’Inaki, une sorte de mentore. L’architecte Éric Lapierre aussi, le client le plus fidèle du Chateaubriand. Son avis était très éclairant. On est remontés jusqu’à Dejan Bozic, le cuisinier serbe qui a soufflé au chef du Rozata à Tel-Aviv de tester Inaki comme commis après un mois à la plonge. C’est fou de se dire que si Dejan n’avait pas recommandé Inaki, Le Chateaubriand n’aurait peut-être jamais existé. La forme du livre permet ça, tous ces points de vue sur un même instant montrent à quel point les grandes décisions se jouent à rien parfois.
Avec une telle histoire, qu’est-ce que l’on apprend d’inédit dans ce livre ? Des choses qui n’ont jamais été racontées ?
François Chevalier | Des anecdotes fortes, il y en a 1 000… Car, pour beaucoup, le Château représente une période bénie. On a eu beaucoup de “problèmes de riches” au dérushage. Yves Camdeborde a mangé plus de cent fois au Chateaubriand ! Fred Peneau a coécrit une chanson sur Le Chateaubriand avec Jonathan Cohen, sur un coin de table, ils la chantaient aux clients… Romain Duris a emmené les robots… Plus jeune, Inaki a fait de la rampe avec la Bones Brigade, la “dream team” du skate US… On a découvert des choses insensées.
Stéphane Peaucelle-Laurens | Que Le Chateaubriand est un restaurant à part, avec un supplément de quelque chose. On apprend qu’Alain Ducasse est passé manger une pizza en douce pendant la pandémie. Que Philippe Katerine est sorti de son corps après avoir mangé le ris de veau d’Inaki. Que Johnny fumait ses Gitanes dans le resto. Le livre, c’est 440 pages… Il aurait pu en faire 800.
Ce livre sort de manière totalement indépendante, et hors du circuit traditionnel de l’édition. Il était important pour vous de le fabriquer ainsi ?
Stéphane Peaucelle-Laurens | Entorse, c’est un collectif. Avec nos DA, on pense le projet ensemble. À mon avis, aucune autre “grande” maison d’édition n’aurait pu faire ce type de projet. D’ailleurs, certaines ont essayé, mais ça n’a pas marché. Ça a été du temps long et on était à la bonne distance avec la bande du Château. À la fois proche mais pas trop. Ce qui était magnifique, c’est que, dans le milieu, Entorse, ça ne parle à personne et pourtant tout le monde a accepté de nous parler et on a eu des gros poissons. Le Château et Inaki sont des mots magiques.
François Chevalier | Pour avoir déjà collaboré avec d’autres maisons, je ne sais pas si un éditeur appartenant à un grand groupe nous aurait laissé le temps de bosser trois ans sur un tel projet. Le temps long nous a aussi permis d’être à la bonne distance de nos interlocuteurs. Et puis c’était la garantie d’avoir un objet magnifique avec le studio Helmo qui s’occupe de la DA de tous les livres, revues et autres affiches d’Entorse. Ces gars-là sont des tueurs.
À qui ce livre est-il destiné ?
François Chevalier | Aux fidèles du Château, bien sûr, car ça leur rappellera des souvenirs, mais je ne pense pas qu’il faille nécessairement suivre de près la gastronomie pour lire ce livre. Ce restaurant raconte autre chose, une époque, à travers la destinée d’un groupe de potes partis de presque rien qui devient 9e au 50 Best en 2011 – le classement des meilleurs restaurants du monde – sans avoir rien calculé. Cette histoire est universelle, ça parle à tout le monde.
Stéphane Peaucelle-Laurens | Sauf peut-être à Bruno Verjus…
© Benjamin Malapris
Le Château
Entorse Éditions (55 euros)
Rédaction | François Chevalier, Stéphane Peaucelle-Laurens
Design | Helmo
Photographies | Benjamin Malapris
Édité à 2 000 exemplaires
Pour le (pré)commander, c’est par ici.