L’encyclopédie en ligne gratuite, l’un des derniers dinosaures de l’Internet libertaire et participatif, fête ses 20 ans avec plusieurs défis à relever. “Un petit miracle” à l’heure du triomphe des Gafam et de l’Internet marchand, confie l’historien Rémi Mathis, ex-président de l’association Wikimédia France, à l’AFP.
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Cocréée le 15 janvier 2001 par l’Américain Jimmy Wales dans un but non lucratif, Wikipédia ambitionne de réunir sur une même plateforme en ligne les savoirs de la planète grâce à des millions de contributeurs bénévoles. Le succès est immédiat. Le premier site est développé en anglais, les Wikipédia allemand et suédois ont suivi en mars 2001 et, peu après, dix autres sont arrivés – dont le français, l’italien, le chinois, le russe et le catalan.
Pour l’avenir, Jimmy Wales espère que Wikipédia va essaimer dans les pays en développement : “Il est réellement important que le prochain milliard de personnes qui arrivent sur Internet aient envie de contribuer.” Le fondateur, interrogé par l’AFP, rêve d’une “institution qui dure aussi longtemps […] que l’université d’Oxford”.
Septième site le plus visité au monde, Wikipédia compte plus de 55 millions d’articles publiés dans 309 langues. Le contenu de chaque site est autonome : pas de traductions, mais des contributions originales, parfois complétées par des robots à partir de données publiques. Aux antipodes de l’encyclopédie traditionnelle rédigée par des experts reconnus, ce recueil de savoirs compilés par des amateurs, souvent anonymes, s’est attiré d’innombrables critiques et l’hostilité de certains milieux académiques.
Manque de diversité
“Lorsqu’on connaît plus en détail la façon dont Wikipédia est surveillée, les articles sont écrits et la communauté échange, on peut quand même considérer qu’il y a un niveau de fiabilité globale qui est important”, estime Lionel Barbe, maître de conférences à l’université Paris-Nanterre.
Reste un problème de diversité dans les sources et thématiques abordées, avec des angles morts sur des sujets liés aux pays en développement. En cause, le profil des contributeurs, majoritairement originaires des États-Unis et des pays occidentaux.
“Le fait de vouloir bâtir une encyclopédie n’attire pas n’importe qui et les gens qui [participent] sont souvent des CSP+, urbains, diplômés”, appuie Rémi Mathis, auteur de Wikipédia : Dans les coulisses de la plus grande encyclopédie du monde (First éditions).
“À 80 %, voire plus, ce sont des hommes blancs qui écrivent les articles de Wikipédia”, explique à l’AFP Marie-Noëlle Doutreix, maître de conférences à l’université Lyon 2. “On est passé de 15 à 18,6 % de biographies de femmes dans le Wikipédia francophone”, se réjouit Natacha Rault, fondatrice du projet Les sans pagEs, visant à combattre les déséquilibres de genre, mais “le gender gap ne sera jamais comblé car la réalité, c’est que les réalisations des femmes ont été très peu documentées” au cours de l’histoire.
Un refuge face aux dérives des réseaux sociaux ?
Malgré tout, à l’heure du triomphe des Gafam, l’encyclopédie en ligne fait figure de rare rescapée de l’utopie participative du Web libertaire, conçue comme “un réseau décentralisé d’échanges et de connaissances”, rappelle Lionel Barbe, pour qui “Wikipédia, c’est quand même le plus grand bien commun numérique que nous ait livré Internet”.
Jimmy Wales assure : “Nous ne nous sommes pas détournés de notre mission par le souci d’engranger plus de revenus, donc nous ne sommes pas confrontés à ces problèmes que nous voyons aujourd’hui, cette question des algorithmes conçus de manière à encourager l’engagement et augmenter les recettes publicitaires.”
“L’Internet marchand a aussi intérêt à ce que Wikipédia perdure, nuance Marie-Noëlle Doutreix, Google a favorisé la visibilité de Wikipédia, mais en retour, il utilise ses articles dans son moteur de recherche et a un trafic important grâce à cette encyclopédie.”
Certains voudraient aussi s’inspirer du modèle original de modération communautaire de l’encyclopédie face à la circulation massive de fausses informations sur les réseaux sociaux. “Il ne faut pas non plus croire que c’est Wikipédia qui va nous sauver de nos propres démons. Cela reste un outil. Si on adore le complotisme, je doute que Wikipédia puisse décourager”, explique Lionel Barbe.
Voilà donc Wikipédia face à deux grands défis : continuer à susciter des vocations d’encyclopédistes et modérer ses propres contenus et débats internes, sur la base du bénévolat. Le tout, comme l’explique Lionel Barbe, dans un “contexte de très forte progression des fantasmes collectifs”.
Konbini techno avec AFP
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