Ce matin-là, ce n’est pas de chez lui que Pantoufl lance son stream, mais depuis une rue de Nantes. Pour cette 12e journée de mobilisation contre la réforme des retraites, le streamer s’est donné un objectif devant des spectateurs plus nombreux que d’habitude : vérifier combien de policiers sur place portent leur numéro d’immatriculation (RIO).
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Au-delà des habituels contenus gaming, react et talk-shows auquel le public de Twitch est habitué, une autre catégorie de contenu plus politique se développe. Investie par des militants, des journalistes et des citoyens engagés, la plateforme est utilisée pour couvrir et documenter les manifestations.
C’est sur l’application Periscope, aujourd’hui disparue, que naissent les premières retransmissions des mouvements sociaux en ligne. En 2016, le phénomène s’amplifie pendant le mouvement Nuit Debout durant lequel le journaliste Rémy Buisine filme avec son téléphone la mobilisation nocturne place de la République. Autre moment clé : le mouvement des gilets jaunes fin 2018, durant lequel certains manifestants filmaient les rassemblements pour les publier en ligne.
Une autre vision de ce qu’il se passe dans la rue
La couverture de manifestations en ligne permet une présence virtuelle des personnes ne pouvant s’y rendre physiquement. “J’aime beaucoup qu’ils restent tard et qu’ils suivent les manifestations sauvages auxquelles je ne vais pas”, relate par exemple Nayska, une spectatrice. Pierre, adepte des streams de David Dufresne alias Davduf et d’AliceRage_, apprécie quant à lui une couverture des manifestations “à hauteur des gens”.
Quand ils ne sont pas sur place, les vidéastes peuvent aussi créer des “multiplex”, en récupérant différents flux provenant de journalistes professionnels ou des membres de leurs communautés reconvertis en street reporters. De cette manière, la streameuse 7Krone et le streamer Izura ont retransmis les flux provenant de plusieurs villes lors d’une des mobilisations contre la réforme des retraites devant plus de 600 spectateurs.
Les streamers ont à cœur de montrer la réalité “dans ses aspects les plus bruts”, souligne par exemple le streamer MrChonks. Même son de cloche pour le streamer David Dufresne, également journaliste professionnel au sein de l’émission Au poste du média Blast, qui a couvert de nombreuses mobilisations sur sa chaîne Twitch. Selon ses mots, l’objectif est de “déambuler dans la mêlée”, pour pouvoir aussi montrer les moments festifs. Les vidéastes interrogés jugent que les chaînes d’information en continu ont trop tendance à se positionner dans les cortèges de tête et à “fantasmer l’esthétique des violences”, pour reprendre l’expression de MrChonks. Ils cherchent ainsi à pallier un manque de représentativité, et à montrer les manifestations dans leur diversité avec son parfois son lot d’imprévus…
Une relation de confiance avec le public
Contrairement aux reporters des chaînes d’information en continu comme BFM TV ou CNews qui font l’objet régulier d’insultes et de menaces dans les cortèges, les streamers y sont parfois acclamés : “Les gens viennent me parler parce qu’ils connaissent l’émission, ils nous encouragent parce qu’on est dans une relation de confiance avec eux”, estime David Dufresne.
Même si elle était initialement dédiée au gaming, les vidéastes adaptent leur couverture aux codes vidéoludiques de la plateforme Twitch, une démarche au cœur de la confiance qui leur est accordée. En écoutant les demandes du tchat ou en partant “à la recherche des RIO”, le streamer Pantoufl dit jongler entre un travail “semi-journalistique et semi-divertissant”.
Il n’est ainsi pas vraiment question de remplacer les chaînes de télévision, mais “de montrer l’exemple sur ce qui devrait être fait”, tout en s’adaptant au format spécifique de Twitch, décrit Pantoufl.
Journalisme participatif
“Parfois, on peut apporter des détails un peu marrants qui changent”, souligne MrChonks. Par exemple, certains streamers offrent la possibilité aux participants de s’exprimer librement devant leur caméra, voire de les laisser filmer un instant.
Pendant son live à Toulouse, David Dufresne confie sa caméra à Merlin, 15 ans, passionné de journalisme. | Twitch : Davduf
Lors de son live à Toulouse, David Dufresne raconte avoir prêté sa caméra à un jeune homme : “Il me dit que son rêve, c’est d’être journaliste donc je lui donne ma caméra et lui dis ‘ben tiens, filme’. Il y a dans cette pratique quelque chose de l’ordre de l’horizontal, ce qui est souhaitable dans une période très verticale”.
N’étant pas tous soumis à la déontologie journalistique, les vidéastes interrogés restent conscients de leur responsabilité : “Je suis vigilant, il y a des choses que je ne montre pas. Quand il y a le ‘bloc de tête’ et les CRS les uns face aux autres, je filme de loin, pour ne pas que mes images puissent incriminer qui que ce soit”, relate Pantoufl.
Dans le cadre d’initiatives en soutien aux grévistes comme le Piquet De Stream, la couverture de manifestations permet aussi de donner du sens à la caisse de grève. MrChonks, qui a participé au multiplex sur la chaîne du collectif, atteste que ce format “motivait encore plus les gens à faire des dons” car les spectateurs “pouvaient directement voir pour quoi ils donnaient”.
Les streamers restent conscients que la pratique en est encore à ses prémices, même si certains révèlent qu’ils peuvent voir leur audience doubler pendant ces directs.