Non, il n’y a pas plus de gamers de 50 ans que de 15-24 ans

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Non, il n’y a pas plus de gamers de 50 ans que de 15-24 ans

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Par Pierre Bazin

Publié le

Ou pourquoi les chiffres ne doivent pas être interprétés n’importe comment.

Comment ça, les seniors représentent la majorité des gamers ? Si cette affirmation vous paraît étrange, elle a pourtant pu être lue récemment dans les médias et sur les réseaux sociaux.

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Tous ces titres et affirmations reposent sur une très récente étude réalisée par Médiamétrie. Tous les jours, plus d’un Français sur quatre jouerait à un jeu vidéo. Aussi, sur une journée type, les personnes âgées de plus de 50 ans représenteraient 25 % des joueurs quotidiens contre 23 % pour la population des 15-24 ans. La majorité des gamers serait donc nos parents, si on en croit les rapides sophismes qui ont découlé de cette étude.

Allons plus loin : chaque année, le Syndicat des Éditeurs de Logiciel de Loisir (SELL) publie des rapports sur le profil type du joueur de jeux vidéo en France. Le dernier date de novembre dernier et revient sur l’année 2022. Les premiers gros chiffres qui ressortent semblent présenter le gaming comme un média ultra-massif, ultra-populaire. 37,4 millions de joueurs de jeux vidéo ? Incroyable, non ? Oui, jusqu’à ce qu’on voie que l’étude considère comme “joueur” quelqu’un qui a joué “au moins une fois” à un jeu vidéo dans l’année. Tout de suite, ce n’est pas la même tambouille.

En ce qui concerne l’âge, le SELL indique que 93 % des 15-24 ans jouent aux jeux vidéo contre 44 % pour les seniors de 60 ans et plus. Rappelons, par ailleurs, que ce soit pour Médiamétrie qui, dans son étude, fait le lien entre le jeu vidéo et d’autres phénomènes culturels et médiatiques récents (les succès de la série The Last of Us, du film Super Mario Bros., etc.) ou pour le SELL, qui représente les éditeurs de jeux vidéo, il y a un intérêt marketing, économique voire politique à présenter le jeu vidéo comme un média massif, partagé par tous et toutes, du berceau au cercueil.

La légitimité face à l’authenticité, noob vs. hardcore

Comme le remarque si bien le streamer ZeratoR, il manque beaucoup de précisions à l’étude de Médiamétrie. Il pointe notamment le manque de distinction entre les jeux sur téléphone et les consoles/PC.

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C’est un débat éternel dans la (vraie) communauté des gamers : les jeux sur smartphone, bien souvent associés à des petits jeux dits “casus” (occasionnels) comme Candy Crush ou Subway Surfer pour citer les grands titres du genre, ne sont pas considérés comme de “vrais” jeux vidéo et ceux qui y jouent exclusivement, ne sont pas considérés comme des vrais gamers.

C’est un débat qui est assez intrigant lorsqu’on pense qu’il y a à peine 20 ans encore, la pratique du jeu vidéo pouvait être marginalisée, illégitime. On évoque une époque où les médias généralistes parlaient de “no life” sur le meuporg World of Warcraft. Il y a quelques années encore, on allait jusqu’à parler d’addiction à Fortnite à la télévision sans prendre aucune pincette. Entre légitimité du médium et perte d’authenticité, le gamer est parfois tiraillé.

Dans un second tweet, ZeratoR précise d’ailleurs qu’il ne veut pas jouer le rôle de l’élitiste de service du jeu vidéo, qu’on peut jouer à des jeux sur mobile et casu et “être gamer”, mais il soulève la bonne question : au-delà des statistiques, quels sont les ressentis personnels de ces gamers désignés ainsi ? Le jeu vidéo est-il un passe-temps ou une passion ?

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Gamer en soi, gamer pour soi

Revenons à l’étude du SELL pour y trouver un chiffre très intéressant : “32 % des joueurs ont le sentiment d’appartenir à une communauté”. Tiens donc.

Karl Marx (oui, oui on parle bien du barbu) avait un concept sociologique très intéressant : la classe en soi et la classe pour soi pour expliquer la différence entre une classe sociale qui l’est, de manière purement statistique, par ses conditions d’existence et de travail (en soi) et une classe sociale consciente de l’être, qui s’en revendique, s’associe voire s’entraide (pour soi). Sans rentrer dans le détail de la lutte des classes, c’est un concept qui est applicable à la communauté des gamers.

C’est d’ailleurs un concept qu’a repris David Peyron, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Aix-Marseille. Dans un article universitaire intitulé “Qu’est-ce que l’identité gamer ?” (2019), il part du concept marxiste en soi/pour soi pour essayer de définir ce qui fait vraiment un gamer.

Pour aller au-delà des statistiques que les études citées précédemment n’hésitent pas à mettre dans des cases grossières, il faut une approche sociologique qualitative (et non quantitative). Ça tombe bien, c’est exactement ce qu’a fait David Peyron en menant 53 entretiens dits “semi-directifs” allant de 45 minutes à trois heures. Pour les plus mordus de socio, nous vous invitons vivement à lire l’article, mais sinon on vous le résume.

Ce qui ressort de ces entretiens, c’est que “l’identité gamer” s’apparente plus à ce qu’on appelle une “sous-culture”, comme sont et ont pu être (à leur époque) les punks, les hippies, les rôlistes, les fans de K-pop, etc. Il y a des règles, des références communes. David Peyron parle même de normes doublement temporelles : synchroniques, pour ceux qui se disent avoir été là “avant” et diachroniques, car ils y passent beaucoup de temps.

Pour revenir au sujet des jeux sur mobile, les entretiens indiquent que les jeux simples, conçus pour le métro et pour les réseaux sociaux […] sont clairement considérés comme des jeux non gamers”. Eh oui, jouer à Candy Crush dans le métro et faire des ranked sur Valorant, ce n’est pas la même chose.

L’arrivée de jeux plus “familiaux” ou “casu” comme Wii Sports n’ont pas desservi l’identité gamer mais l’ont renforcée en étant une porte d’entrée pour de nouveaux “vrais” joueurs.

Le milieu n’est d’ailleurs pas homogène puisqu’on retrouve même des sous-divisions chez les gamers comme ceux qui ne jouent qu’à des FPS, qu’aux jeux de football, qu’aux jeux en ligne, qu’aux jeux japonais, etc.

Tout le monde peut devenir gamer, ce n’est pas une sous-culture si fermée comme on pourrait le penser et les portes d’entrée sont nombreuses. Mais s’arrêter sur le paillasson, justement, ne fait pas d’un joueur du dimanche (ou du métro) un gamer au sens où la majorité de ceux qui s’en réclament l’entendent. Le concept d’authenticité revient souvent dans l’article de David Peyron, même si celui-ci est à “double tranchant”, valorisant d’un côté le sentiment d’appartenance mais validant, de l’autre côté, un certain exclusivisme propre à de nombreuses pratiques.

Enfin, en ultime démonstration, je prendrais mon exemple mais sur un autre sujet populaire. Je sais que ce week-end, je regarderai peut-être la finale de Coupe de France Nantes-Toulouse, or je n’ai pas vu un seul match de Ligue 1 depuis le début de la saison. Suis-je un footeux ? Absolument pas et les vrais fans de football seraient bien d’accord avec moi.

Quasiment tout le monde va au cinéma une fois dans l’année mais combien se disent “cinéphiles” ? Tout le monde n’est pas gamer non plus et ce n’est ni inquiétant, ni surprenant pour le plus jeune des arts.