S’ils représentent un outil de protestation ou de soutien, sont modulables à l’infini grâce à l’Emoji Mashup Bot ou plus récemment Google, les émojis font aussi l’objet de récupération politique et idéologique qu’il faut savoir identifier. Récemment, Numerama analysait le sens caché de l’émoji “Enseigne de barbier” 💈 sur X/Twitter, affiché en masse par des utilisateur·rice·s d’extrême droite. Malheureusement, ce n’est qu’un exemple du langage cryptique très fouillé qu’utilise la fachosphère depuis des années pour déverser vague de haine sur vague de haine en ligne.
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C’est une méthodologie pernicieuse qui rend les discriminations en tout genre bien plus difficiles à identifier et modérer sur les réseaux sociaux, permettant aux internautes d’afficher leurs idéologies de façon totalement décomplexée. Pour les identifier, signaler leurs auteur·rice·s et protéger les victimes de cyberharcèlement, en voici donc une liste :
💈, le “Saint poteau”
L’émoji “Enseigne de barbier” porte en lui plusieurs connotations. Selon le site Emojipedia, il ferait référence aux maisons closes dans des régions d’Asie, notamment en Corée du Sud. Mais selon Numerama, il permettrait aussi aux utilisateur·rice·s d’extrême droite de célébrer le décès de jeunes victimes racisées suite à un emboutissage contre un poteau lors de courses-poursuites avec la police. Certain·e·s le désignent d’ailleurs sous le terme cryptique de “Saint poteau”, investissant cet objet d’une signification profondément haineuse, raciste, xénophobe et leur permettant de glorifier la mort d’innocent·e·s en toute discrétion.
La première utilisation de cet émoji à des fins racistes remonterait à octobre 2019, et on la retrouve toujours aujourd’hui dans les cercles extrémistes pour célébrer le moindre drame impliquant la police et un ou des mort·e·s racisé·e·s. Tout autre objet responsable du décès de ces personnes, comme un lampadaire, la portière d’une voiture, un transformateur, une balle, un feu rouge, un trottoir, un camion, une fenêtre, une cheminée, un train, un pneu, un mur ou une roue arrière, est lui aussi sanctifié par cette même communauté.
🥛, le verre de lait
En février 2017, des suprémacistes blancs autoproclamés de l’alt-right se sont emparé·e·s du lait pour symboliser leur communauté sur X/Twitter, rapporte Al Jazeera. La raison : un groupe d’extrême droite aurait dansé autour de la performance artistique anti-Trump de Shia LaBeouf, “He will not divide us” torse nu et en avalant des litres de lait. Depuis, ce symbole a été l’objet de théories racistes visant à présenter les personnes d’origine Européenne comme supérieures aux autres car tolérantes au lactose.
🗺️, la #cartosphère
Cet émoji aurait été employé par de nombreux comptes X pro-Zemmour dès l’été 2018, rapporte L’Obs. Sa symbolique : démontrer la supériorité de la “race blanche”. Elle fait référence à une carte du monde réalisée en 2006 et publiée sur Wikipédia en 2018, censée classer les pays du monde selon leur indice de QI. La méthodologie de cette cartographie présentant de nombreux biais, elle faisait passer les pays d’Afrique noire comme présentant un QI moyen inférieur aux autres. C’est un constat bien évidemment faux, mais dont le camp des suprémacistes s’est aussitôt emparé pour se baptiser “cartosphère” et désigner l’émoji “carte du monde” comme leur symbole.
🐸, la grenouille nazie Pepe
Pepe the Frog a rapidement été utilisé par les communautés néonazie, extrémiste et antisémite de 4chan, Reddit, Imgur et Tumblr dès le début des années 2010, rappelle le Los Angeles Times. Sur X/Twitter, de nombreuses personnes s’identifiant comme suprémacistes blanches et anti-immigration ont elles-mêmes indiqué l’émoji “grenouille” dans leur bio ou nom X/Twitter pour faire référence à ce personnage, au grand dam de Furie, le créateur de Pepe, qui ne souhaitait pour rien au monde que son personnage se transforme en une telle allégorie de haine. Dégoûté, il a cessé de le dessiner dès 2010.
ن, de noun à symbole d’extrême droite catholique
Comme le rapportait Le Monde dès 2017, la lettre arabe noun a été utilisée par l’organisation État islamique pour marquer les maisons de chrétiens d’Orient en Irak dès 2014. Depuis, si une certaine partie de la population utilise cette lettre pour afficher son soutien à cette communauté persécutée, d’autres en profitent pour déformer sa signification et prôner des idéologies d’extrême droite catholique intégriste, notamment islamophobe ou homophobe — par exemple pour protester contre le mariage pour tous.
👌, le signe “OK” de la main
Même Emojipedia signale sa teneur suprémaciste et elle ne date pas non plus d’hier : dès 2019, cet émoji était identifié comme un symbole haineux par l’Anti-Defamation League (ADL), rapportait The Guardian. Un détournement particulièrement vicieux, puisque cette main faisant le signe “OK” est utilisée par de nombreux·ses internautes en ligne pour signaler leur simple approbation sans arrière-pensée.
Pourtant, à la base, il s’agissait surtout d’une opération pour troller les médias traditionnels, explique Dr Joan Donovan, expert en manipulation médiatique à Harvard, au Guardian. “C’est leur truc : ils espèrent que les journalistes verront ce symbole OK sans aucun esprit critique, trouveront ces infographies prétendant qu’il représente le pouvoir blanc et écriront à son sujet. Les trolls rient quand les journalistes se font avoir.”
Selon le site de l’ADL, c’est en 2017 que des trolls ont commencé à inonder le site 4chan avec l’émoji “OK”, prétendant qu’il représentait les lettres “wp” pour “white power”. Mais à force d’en rire, plusieurs suprémacistes blancs se sont pris au jeu et l’ont employé au premier degré, notamment sur des photos. En plus de symboliser le suprématisme blanc, cet émoji représente donc également la volonté d’une certaine communauté de provoquer une confusion médiatique.
Une stratégie tout aussi dévastatrice, car aussi trollesque soit-elle, elle floute les frontières entre humour et haine. Comme l’écrivait Hannah Arendt, “Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez”.
L’association Anti-Defamation League (ADL) tient une liste des symboles haineux utilisés par plusieurs mouvements, comme les groupes suprémacistes blancs, consultable ici.