Quartier de l’Opéra Garnier, à Paris. Ce 28 octobre, sous la pluie battante, Diane, Laura, Louise ou encore Agathe, toutes âgées de 21 à 27 ans, attendent Anna avec impatience. “Elle me fait rire, elle me fait sourire, et parfois, avec elle, j’apprends des choses que je peux transposer dans ma vie”, estime Diane. “C’est quelqu’un qui parle hyper bien, qui fait des phrases du tac au tac”, remarque Laura. Louise aime “son côté tout simple”, et Agathe sa capacité à “parler de tout : les ruptures, les mecs, la vie, emménager seule”.
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Si toutes les quatre semblent bien connaître Anna, cette dernière ne les a jamais rencontrées. Et pour cause : elle est créatrice de contenu, connue sous le pseudo AnnaRvr, et Diane, Laura, Louise et Agathe font partie des 600 000 personnes à la suivre sur YouTube et Instagram, et des 2 000 heureux élus venus l’acclamer pour sa première sur la scène de l’Olympia. Ce soir-là, l’influenceuse propose une version live de Contre Soirée, son podcast lancé en mars 2022 et couronné par plus de 8,1 millions d’écoutes depuis. Un événement donc, pour la jeune femme qui concrétise 12 ans d’un lien très particulier avec ses abonnés.
Deux heures d’ordinateur par semaine
Anna, 26 ans aujourd’hui, grandit dans la campagne lyonnaise. Elle connaît une enfance marquée par le divorce de ses parents lorsqu’elle a dix ans, et une adolescence dont elle garde en souvenir une passion marquante pour la peinture, le dessin… et Internet, car au début des années 2010, les futures stars comme EnjoyPhoenix, Cyprien ou Squeezie s’emparent de YouTube.
“Il y avait une vingtaine de filles, comme julielovesmac07, que j’adorais, ou titejuju16, qui parlaient de beauté”, se souvient Anna, lors d’une interview avec Konbini. “À l’époque, l’ouverture d’esprit ce n’était pas encore ça, les filles faisaient du make-up, et les garçons du gaming ou de l’humour. Il n’y avait pas trop de place pour autre chose.”
Seul problème : ses parents ne lui accordent que deux heures d’ordinateur par semaine, et uniquement le week-end. “Je n’ai pas eu de téléphone avant le lycée, j’étais très bridée sur ça”, explique la jeune femme. “Et donc je suis partie encore plus dedans.”
Grandir avec ses abonnés
En secret, elle lance une première chaîne à 13 ans à peine, où elle se filme grâce à la webcam de l’ordinateur familial. Puis, avec un caméscope reçu à Noël, une seconde chaîne qu’elle appellera d’abord MllePeachy03. Elle commence comme beaucoup avec des tutos maquillage, des OOTD, des hauls, des routines. À l’école, certains camarades oublient vite les moqueries pour s’asseoir à côté d’elle dans le bus et apparaître dans ses vidéos. Fin 2012, elle dépasse déjà les 18 000 abonnés.
Mais la jeune femme ressent vite le besoin d’évoluer. “Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre ans sur YouTube que j’ai compris que ce qui me plaisait, c’était de parler.” Et surtout : échanger avec ses abonnés, composés à 90 % de jeunes femmes qui grandissent avec elle et la suivent, durant son bac L, son emménagement seule à Lyon à 18 ans, ses études abandonnées en LEA, puis en communication, son Erasmus en Croatie, ou encore ses soirées. Très vite, une relation s’instaure, un lien particulier qui ne cessera de se développer. Et dans la rue, on vient lui parler comme à une connaissance de longue date.
Selon Anna, c’est son authenticité et son naturel qui plaît. “J’exprime ce que je pense et ce que je suis sans mettre de masque. Donc je me dis que, si les gens aiment ce que je leur propose, ils apprécient qui je suis vraiment.” Si sur la scène de l’Olympia, elle a conclu son spectacle en les désignant comme des “amis”, la créatrice de contenu fait de son mieux pour ne pas entretenir cette fameuse relation parasociale, très répandue chez les influenceurs : “Je ne leur dis jamais ‘Mes chéris’, ‘Mes amours’. Cela m’arrive souvent qu’on me dise dans la rue ‘J’ai tellement l’impression qu’on est copines’, et moi de devoir répondre : ‘Je suis désolée, on peut discuter avec plaisir, mais on ne peut pas faire comme si on avait grandi ensemble'”.
Amitiés virtuelles, amitiés réelles
Ses vrais amis, ce sont ceux qui la connaissent depuis le collège, le lycée, ou les bancs de l’EFAP, son école de communication. “Cela m’a permis de fréquenter des gens qui n’avaient rien à voir avec ce milieu, et qui me rappelaient la valeur du travail, de l’argent, de l’échange humain. C’est rassurant et primordial d’avoir ces amis dans ma vie, pour garder un regard réaliste et ancré sur mon travail.”
Il n’est pas rare en effet, chez les influenceurs, de voir une méfiance s’installer avec le succès. Une crainte d’être approchée par des personnes, créatrices de contenu ou non, un peu trop intéressées par leur nombre d’abonnés. Anna estime pour sa part qu’il est difficile de nouer avec des gens de son propre milieu. “On se croise beaucoup lors d’événements, mais on ne se demande jamais vraiment comment on va. On reste beaucoup en surface, on crée rarement de vrais liens.” Sa “seule vraie amie dans le milieu”, c’est Laure, aussi connue sous le nom de Styleto.
“Je la suivais déjà sur YouTube quand je l’ai rencontrée”, se souvient la chanteuse et créatrice de contenu. “C’était à un meet de Jenesuispasjolie à Lyon en 2015, on a fait notre première photo là-bas, et on a commencé à faire des vidéos ensemble.” “Il y a eu des moments où c’était parfois compliqué d’avoir la même ligne éditoriale, car on était toutes les deux sur YouTube et Instagram”, reconnaît Anna. “On avait besoin de se différencier, d’exister en tant que personne toutes les deux.” “On a toujours beaucoup communiqué”, ajoute Laure. “Par exemple, au début, si on faisait un voyage avec une marque, on discutait pour savoir qui allait faire le vlog, qui allait poster sur Instagram, comme si c’était important. Mais on n’a jamais voulu rentrer dans une compétition malsaine.” Depuis quelques années, chacune a trouvé sa voie et leur amitié n’en ressort que renforcée. “Désormais, j’oublie presque qu’on fait le même métier”, estime Anna, en souriant.
À l’épreuve du pro
C’est d’ailleurs Laure qui l’a convaincue de la rejoindre dans des études de com. Des études qu’elle suivra jusqu’au diplôme en 2021, avant de se lancer pleinement sa carrière d’influenceuse. Et là encore, c’est une rencontre qui va marquer un tournant : Lisa Palcossian, sa talent manager chez Follow, l’agence d’influence marketing créative qui compte aussi dans ses rangs Mayadorable, Paola Lct, Sulivan Gwed ou Sundy Jules. “Lisa m’a permis de voir l’activité de créatrice de contenu comme une vraie activité professionnelle”, explique Anna. […] “De considérer les placements de produits comme des occasions de développer des concepts créatifs.”
Les deux femmes, après un premier déjeuner compliqué autour d’une salade césar et des mois sans se voir à cause du Covid-19, apprennent à se connaître peu à peu. “Anna, c’est un personnage sauvage, il fallait l’apprivoiser”, explique Lisa, en souriant. Mais je n’ai pas été surprise en la rencontrant, elle est pareille que sur les réseaux.” Une relation amicale se noue très vite, au point où Anna l’invite dans son podcast et dans l’une de ses vidéos. “Comme c’est un métier où les influenceurs prennent peu de vacances, et où il y a beaucoup de créativité, on parle beaucoup par WhatsApp”, ajoute la talent manager. “On essaie de les éduquer, et nous aussi, à ne plus répondre le soir, à ne pas faire de contenu le week-end.”
Désormais, Lisa compte deux numéros de téléphone. L’un pour les sujets personnels, l’autre pour parler projets professionnels. Et si les deux s’entremêlent parfois, leur collaboration fonctionne et la carrière d’Anna décolle. Tout en conservant ses formats phares comme “Tu réponds ou tu sirotes” et sa capacité à se confier librement sur des événements intimes de sa vie (ses relations avec les hommes, ou son opération de réduction mammaire), elle développe une nouvelle direction artistique, multiplie les projets, les partenariats et devient officiellement une femme d’affaires, une “girl boss”.
Le danger, avec ce nouveau train de vie, c’est de voir son lien avec sa communauté s’étioler. Dès lors que leur statut change, en effet, de nombreux influenceurs ont peur de ne plus être relatable, et que leurs abonnés cessent de s’identifier à eux. Très consciente de ce risque, Anna a su tirer son épingle du jeu en explorant un autre format, toujours plus populaire chez les influenceurs : le podcast.
Ouvrir son cœur et sa tête
Passionnée de podcasts comme Transfert, Anna lance en mars 2022 son propre format, Contre Soirée, où elle “ouvre son cœur et sa tête une fois par semaine”, débarrassée d’une caméra vidéo parfois intimidante. 80 épisodes plus tard, c’est plus de 6,5 millions d’écoutes au total et un nouveau public, un peu plus âgé, qui parfois ne découvre son visage qu’après des mois d’écoute. “En parlant de mes peines de cœur, de ma peur de la mort, de mes séances chez la psy, j’exprime mes angoisses, ce que toute personne ressent”, estime Anna. “Le fait d’être humaine et de l’exprimer pendant presque 40 minutes dans un micro, cela permet de rappeler qu’il y a une vraie personne derrière un train de vie qui peut paraître démesuré.”
Capture d’écran Acast
“Avec le podcast, elle s’est encore plus dévoilée, sans montage cut comme dans les vidéos”, estime Laure. “Ses abonnés qui l’écoutent ont envie de lui répondre en temps réel. Même moi, quand je l’écoute, je lui envoie un message en direct avec la minute du passage pour lui répondre.” “Ses abonnées sont sincèrement touchantes”, confirme Lisa. “Dès qu’on se rend à des dédicaces, on voit vraiment que ce sont des filles comme nous, très bienveillantes et polies. Elles et Anna pourraient parler pendant des heures.”
“Qu’elles s’identifient à moi, ça me fait m’identifier à elles”, reprend Anna. “J’ai eu le sentiment d’avoir des centaines de nouvelles ‘potes’ parce que je recevais des centaines de vécus et d’expériences en message qui m’ont fait sentir normale aussi.” Mais face à tous ces messages, tous ces vécus, comment s’assurer que l’on tient le bon discours ?
Tenir le bon discours
C’est une responsabilité énorme que de parler, une fois par semaine et à des milliers de personnes, de nutrition, de la vie privée, même anonymisée, de son entourage, ou même de santé mentale. “Quand je parle de santé mentale, je précise immédiatement que je ne suis ni parfaite ni une professionnelle”, affirme la créatrice de contenu. “Ma parole n’est pas d’or, mais j’ai conscience qu’elle a un impact sur les autres. Je me sens instruite et bien éduquée sur certains sujets, mais je réfléchis toujours à ce que je vais dire, tout en essayant de rediriger vers des professionnels.” Sur la scène de l’Olympia, Anna a notamment fait venir Laure-Elisabeth Roussel, qui se présente comme psychopraticienne, pour prodiguer des conseils et faire la promotion de Brave Together, un programme de sensibilisation sur la santé mentale, lancé par la marque Maybelline, sponsor de la soirée.
Lorsqu’on évoque également la mise en avant de la consommation d’alcool sur ses réseaux (Anna avait notamment réalisé un partenariat avec la marque Cote des Roses, que l’association Addictions France avait dénoncée dans le cadre de la loi Evin), la créatrice de contenu l’affirme : “Je pense que, dans le cadre de ce qui est légal bien sûr, tu peux parler de tout, si tu sensibilises ton public, si tu fais de la prévention. Je ne pousserai jamais mes abonnés à boire dix shots, je précise qu’il faut faire attention, que c’est souvent dans le cadre de jeux pour mes vidéos.” Lors de son live, pour son fameux format “Tu réponds ou tu sirotes”, elle a d’ailleurs remplacé les verres d’alcool par des dons à Nightline, une association et un service d’écoute à destination des jeunes.
“J’aime aussi l’idée d’être, entre gros guillemets, une ‘grande sœur'”, ajoute Anna, avant de conclure : “Et tout en faisant attention à ne pas rentrer dans une proximité malsaine, j’aime l’idée d’avoir, avec mes abonnés, un vrai esprit de sororité”.