Après une effervescence dans les années 90, le milieu lesbien s’est rapidement trouvé dépossédé de ses lieux fétiches. De fermetures en fermetures, que reste-t-il de ces nuits parisiennes ?
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“Libère la femme depuis 1997” affirmaient les flyers du Pulp. Malgré la fermeture de l’établissement en 2007, la nuit lesbienne semble connaître de nouvelles initiatives couronnées de succès. Parmi celles qui règnent désormais sur cette vie nocturne, Sophie Morello, à la tête des soirées Kidnapping qui mobilisent aujourd’hui jusqu’à un millier de participants, et les Barbi(e)turix, emmenées par leur directrice artistique et DJ, Rag.
Un parti pris différent de celles qui les ont précédées puisque ce ne sont plus des lieux mais des soirées, des rendez-vous qu’elles investissent régulièrement. Des milliers de participantes et de participants suivent joyeusement le mouvement en s’empressant de venir fouler le sol de la Machine du Moulin Rouge ou bien du Quartier Général, un bar d’Oberkampf que rien ne prédestinait à devenir l’une des plaques tournantes de l’entertainment lesbien.
Un renouveau nocturne
Comblant le vide entraîné par la fermeture des lieux ouvertement identifiés lesbiens, les florissantes Kidnapping et Wet for Me renouvellent la nuit comme le milieu et détruisent peu à peu les clichés persistants sur les populations LGBT.
Quand la première est un joyeux mélange de musique pointue et d’entreprise familiale où “la sœur compte les entrées, papa participe au teaser et mamie joue la mascotte“, la seconde a misé sur un professionnalisme maîtrisé qui pourrait faire de l’ombre aux soirées généralistes parisiennes. Au revoir le communautarisme vieillot, l’heure est aujourd’hui à la mixité et le rassemblement se fait autour des sensibilités artistiques de chacune.
Exit donc le regroupement uniquement sous l’étiquette de l’orientation sexuelle. Même si la hausse des discriminations augmente considérablement le besoin pour les filles de trouver un lieu sûr et dépourvu de tout jugement, c’est désormais la qualité de la soirée qui prime. En témoigne la demande exponentielle en la matière.
Il y a un regain d’intérêt. Pour les Barbi(e)turix, ça fait 10 ans qu’elles sont là, elles ont travaillé dur pour ça et elles répondent à une véritable demande LGBT, confirme Sophie Morello sur le sujet.
Alors que Sophie et Rag partent de soirées confidentielles, elles sont désormais à la tête de rendez-vous parmi les plus prisés de Paris. Un succès étonnant au premier abord qui trouve tout de même de nombreuses justifications à y regarder de plus près.
La sécurité, clef du succès ?
Zone d’empowerment et de liberté, les soirées lesbiennes sont un microcosme dans lequel les femmes ont le pouvoir. Alors même que l’espace public est majoritairement dominé par les hommes, elles ont, le temps d’une soirée, l’ascendant sur eux et la possibilité d’imposer leurs règles. Qu’elles soient régressives, à l’instar des Kidnapping, ou pointues comme lors des festivités organisées par Barbi(e)turix, les soirées sont toujours estampillées “safe” pour les clientes.
Les garçons qui viennent pour draguer, c’est pas leur soirée. Nous on a envie que les gens se mélangent mais on veut que ce soit une inversion des choses : quand la rue est aux hommes, la Wet doit être aux femmes. Les hommes sont les bienvenus mais c’est un lieu pour femmes, confirme ainsi Rag.
Une réponse à l’agressivité de l’espace public ? Très certainement. Les récents rapports d’SOS Homophobie sur la lesbophobie et l’homophobie en attestent, la violence à l’égard des populations LGBT s’est largement accrue ces dernières années.
Il y a eu une montée d’homophobie, moi je le vois comme ça. Après j’ai l’impression que la nouvelle génération, les nanas de 20/25 ans sont beaucoup plus libres. Mais là depuis 2 ans, la montée d’homophobie occasionne un besoin de se lâcher qui est peut être plus important, l’un ne va pas sans l’autre malheureusement, affirme Rag.
La mixité contre les clichés
Pourtant, si la demande croît du côté des lesbiennes, les publics n’ont de cesse de gagner en mixité. A travers leurs bookings, les organisatrices ciblent toutes les populations, sans distinction de genre ou d’orientation sexuelle. Les publics des DJ et artistes live répondent présent afin de profiter de la musique, d’autres viennent pour draguer, le reste veut juste passer une bonne soirée.
Ce qui est drôle c’est qu’il y a de plus en plus de groupes de filles hétéros qui viennent parce qu’elles kiffent la musique électronique et qu’elles ont juste envie d’être peinardes. Elles sont open d’esprit et de plus en plus de nanas ont envie de danser tranquille et savent qu’elles pourront le faire à la Wet, confirme Rag.
Le discours est sensiblement différent du côté de l’organisatrice des Kidnapping, qui s’amuse de ces soirées où se côtoient dans la plus grande improbabilité des publics de tous bords.
A la Kidnap, c’est les gens qui font la différence, c’est ce mélange totalement improbable. T’as le serveur de 55 balais qui est le sosie du mec d’Aerosmith, les bikers qui sont derrière le bar, puis une clientèle sans cesse renouvelée autour du groupe. Puis il y a ce côté régressif je dirais. Moi je suis une ado attardée, du coup c’est un peu un terrain de jeu. On n’est pas trop poseurs à la Kidnap, on n’est pas trop modasses et on nous l’a pas mal reproché, il y a un côté un peu provincial même si le plateau peut parfois paraître un peu « hype ». C’est ce contraste avec un côté très province, très familial, franchouillard qui fait que ça marche pas mal.
A mille lieues des clichés strass et paillettes des soirées courues de la capitale, la Kidnapping mélange les styles comme les genres et se place comme un ovni du milieu de la nuit. A mi-chemin entre before et after, entre soirée LGBT et fête de campagne, ni uniquement concert ni centrée DJ set, la Kidnapping ratisse large en proposant de satisfaire toutes les envies en même temps dans un joyeux bordel que Sophie Morello décrit elle-même comme “schizophrène”.
“Pour nous, c’est le moyen de donner de la visibilité aux femmes”
Un moyen d’éviter le cloisonnement du milieu LGBT sans pour autant renoncer à une ligne directrice majoritairement queer. La programmation en est le principal témoin puisque tant Rag que Sophie Morello s’accordent pour mettre l’accent sur la visibilité féminine et LGBT dans leurs choix de line-up. Pour les Barbi(e)turix, la priorité est à l’expression féminine, un esprit riot girls que leur directrice artistique revendique.
Les artistes féminines sont les grandes oubliées des festivals et des gros clubs. Quand on voit les programmations de festivals, il y a 90% d’hommes pour 10% de femmes, pourtant il y en a si on veut les trouver ! Pour nous, c’est le moyen de donner de la visibilité aux femmes, aux lesbiennes, de donner un espace d’expression aux gens qui n’en ont pas encore aujourd’hui.
Un pari difficile pour Sophie Morello qui affirme programmer autant de filles que possible dans ce même but sans pour autant que le souci de parité prenne le pas sur la qualité.
Je ne programme pas en fonction du sexe mais en fonction de mes goûts, mais dès qu’une fille fait quelque chose qui me plait je vais essayer de la booker. Après, il y a beaucoup plus de mecs qui ont des groupes, qui jouent, donc c’est assez difficile d’atteindre la parité. Mais j’essaye au maximum de tendre vers ça.
Les soirées sont festives, pourtant l’engagement est partout, de fait. Le féminisme est un pan à part entière de la fête. D’ailleurs, au sujet de la différence de densité entre l’offre gay et l’offre lesbienne, Rag estime que ce n’est que le reflet de la place de la femme dans la société, qui se perpétue même dans la nuit LGBT. Face à ce qu’elle décrit comme une société “toujours patriarcale, hyper machiste et hyper sexiste” dans laquelle “les gays, qui sont des hommes, ont toujours plus de pouvoir, de visibilité“, les Barbi(e)turix revendiquent en occupant l’espace et en prouvant que la réussite et le succès ne sont pas que l’apanage des hommes.
La province encore frileuse
Le mouvement semble prendre à Paris, en témoigne la diversité de l’offre qui s’étoffe d’année en année, comme le confirme Rag.
On a perdu des lieux identifiés, mais beaucoup de soirées se sont créées. Si on doit comparer à Berlin, Londres etc., on a quand même une belle place en Europe. On se plaint qu’il n’y ait plus de lieux pour les filles à Paris mais il y a toujours 4 ou 5 bars, alors qu’à Londres il n’y en a aucun. Après, à Londres ou Berlin les filles ont peut être moins besoin de se retrouver dans un lieu identifié parce qu’elles connaissent moins de problèmes que nous dans la rue à Paris. Mais il y a toutes ces soirées : les Glit, les Coyotes etc. Si on est bien renseignée, chaque weekend on peut trouver une soirée filles.
Pourtant, la province semble toujours relativement réfractaire malgré les multiples tentatives de diversification de l’offre. La problématique, prise en main au niveau local avec des collectifs comme La Chatte à Lyon, a aussi été étudiée par les Parisiennes déjà installées. Pour Sophie, qui a ramené son crew et son univers dans son sud d’origine, quelques ingrédients manquent toujours à la pérennisation de la nuit lesbienne hors-capitale. Un essai qui a quelque peu découragé celle qui fait danser Parmentier chaque mois.
J’ai fait deux soirées à Nice, on s’est beaucoup éclatés, mais le gap musical est trop fort. Clairement, à Nice, l’electroclash et new wave parsemées de daubes, ça ne passe pas trop. Il fallait beaucoup s’adapter, je n’étais pas encore prête. Pourquoi pas retenter par la suite !
Mais loin de décourager les nouveaux projets, la province semble même être une grande préoccupation pour les Barbi(e)turix qui prévoient déjà de s’y lancer, en adaptant leur modèle habituel, afin de ne pas cloisonner la fête à Paris.
On va faire des Wet en province, mais ça ne sera pas forcément connoté filles. On va garder des programmations et un axe girl power par contre. J’ai l’impression qu’en province ils sont dans un truc où les gens se mélangent. Et moi c’est pas le fait de faire des soirées lesbiennes qui m’intéresse, c’est le fait de faire des soirées initiées par des lesbiennes, pour créer un espace safe pour les femmes, confie Rag.
Celles qui ont déjà pris possession de la nuit parisienne ne peuvent pas encore pronostiquer de leur succès, pourtant, à voir la demande croissante dans la capitale, il semblerait que la curiosité et la fidélité du public soient au rendez-vous. En attendant, elles partageront la scène lors de la Wet for Me du 27 juin durant laquelle la visibilité lesbienne sera célébrée en ce jour de Marche des Fiertés.