La peine de mort est inefficace : une prof de philo nous a expliqué pourquoi

La peine de mort est inefficace : une prof de philo nous a expliqué pourquoi

Selon un sondage paru en 2015, une majorité de Français serait favorable à la peine de mort. Est-ce bien raisonnable ? On a interrogé Laura-Maï Gaveriaux, chercheuse en philosophie à l’université de la Sorbonne.

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Tristes temps. Trente-cinq ans après son abolition, la peine de mort démange encore les Français. C’est un sondage Ipsos/Sopra Steria publié mercredi 6 mai 2015 par Le Monde en partenariat avec la fondation Jean-Jaurès et Sciences Po qui annonce que 52 % des Français seraient favorables au rétablissement de la peine de mort.

Ce sondage, intitulé “Fractures françaises”, montre des points de rupture entre les citoyens et la société sur de nombreuses questions sociales et culturelles – comme la confiance au fond du gouffre des Français dans certaines institutions comme l’Union européenne, les médias ou la classe politique. Mais c’est uniquement la peine de mort qui reprend des couleurs que les analystes ont jugée “spectaculaire”.

Mais pourquoi, tiens ? Les Français souhaitent-ils le retour à la peine de mort comme instrument dissuasif, ou bien pour appliquer la vengeance ultime sur les criminels ? La peine de mort est-elle véritablement dissuasive ? Les attentats de début janvier ont-ils une part de responsabilité dans cette envie de violence ?

Afin de répondre aux nombreux questionnements induits par ce sujet de société, qui de mieux qu’un prof de philo pour prendre la parole ? Konbini a interrogé Laura-Maï Gaveriaux, chercheuse en philosophie rattachée à la Sorbonne, autour de cette épineuse problématique.

Konbini | Les Français seraient favorables au rétablissement de la peine de mort à 52 %. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Il faut d’abord rappeler que ce pourcentage est basé sur l’émotion compréhensible de tout un chacun face à des crimes très graves. À l’issue de la question, on se dit “si on violait et torturait ma fille, le coupable de ce crime ne devrait-il pas être exécuté ?”. C’est précisément pour cela qu’on ne demande pas à un père de famille de rendre la justice et qu’on a créé un cadre judiciaire.

En cours de philosophie, en terminale, qu’est-ce que les profs enseignent à propos de la peine de mort ?

Eh bien, pas grand-chose. On l’aborde par Victor Hugo, pourfendeur de la peine de mort. Grosso modo, on apprend aux élèves que c’est mal, mais ce n’est pas vraiment contrebalancé. On érige le modèle français en idéal, on fait un peu réfléchir sur la notion de vengeance, mais c’est tout. C’est pour ça qu’on en arrive là : il n’y a pas de réelle réflexion sur la raison pour laquelle on a aboli la peine de mort et décidé d’instruire et de punir dans un cadre normatif relativement libéral. On l’aborde de façon trop simpliste, en fait.

Après, je ne suis pas fan de la notion de débat libre car ça laisse entendre aux élèves qu’on peut exprimer n’importe quoi. C’est pour ça que le corps enseignant bute sur les questions autour de Dieudonné, Charlie, etc. : il ne s’agit pas de brider l’expression des élèves mais d’assumer qu’il y a des choix de société, et qu’ils sont parfois contestables ailleurs. Notre société a fait des choix culturels, et on laissera forcément de côté des gens qui ne seront pas d’accord. Mais même si c’est discutable, c’est comme ça. Aujourd’hui on cherche le consensus partout, mais on oublie qu’on va glisser sur des croyances religieuses, éthiques, personnelles, fondamentales… Or, c’est pour cela qu’il y a un processus de décision politique.

D’un point de vue philosophique, y a-t-il des arguments en faveur de la peine de mort ?

Des philosophes la défendent en expliquant que la réintégration est parfois impossible et que des crimes sont incommensurables. Mais ils sont minoritaires et leur pensée est très marginale. Notre discipline s’appuie sur des études et il a été démontré assez efficacement, par exemple, dans le cadre de la lutte contre la drogue aux Étas-Unis, que la peine de mort n’est pas dissuasive : châtiment ultime ou pas, un dealer risque déjà sa vie tous les jours.

Dans ce cas-là, est-il normal de laisser libre cours aux instincts de vengeance d’un pays ? Si on a majoritairement voté pour un président abolitionniste, en l’occurence François Mitterrand, c’est peut être parce qu’il faut concéder à un pays et ses électeurs leur maturité.

Pourtant le FN a annoncé qu’il lancerait un référendum sur la question de la peine de mort s’il accède à la présidence…

Selon moi, la peine de mort ne rentre pas dans les réelles motivations du vote FN. Tout un électorat serait prêt à se porter vers le FN pour d’autres raisons, car il y a un repli identitaire. Ce parti fait un très mauvais raisonnement en liant la précarité à l’immigration. Beaucoup de Français se laissent tenter, car ils se sentent délaissés géographiquement parlant. Dans certaines zones très rurales, les services publics sont accomplis de façon si irrespectueuse pour les usagers que si vous parlez aux habitants de la peine de mort, leurs réactions pourraient bien être aussi primitives qu’avant, lorsqu’on appliquait ce châtiment.

Mais pourtant, selon les chiffres du sondage, 82 % de l’électorat FN serait pour la peine de mort ? Cela ne constitue-t-il pas la preuve que cela peut faire un vrai argument de campagne ?

Oui, mais c’est de l’insensé. Les gens ne théorisent pas leur attachement à la peine de mort dans quelque chose de réfléchi. C’est plutôt une proximité conceptuelle. La peine de mort est une expression pétainiste, autoritariste. L’ériger en argument de campagne ne ferait pas changer d’avis quelqu’un qui penserait déjà voter pour Marine Le Pen.

En 1981, Robert Badinter fait adopter l’abolition de la peine de mort par l’Assemblée nationale. Quelles étaient les justifications philosophiques ?

En fait, il n’y en avait pas tant que ça. En 1981, Badinter témoigne à quel point la loi a la capacité d’anticiper sur la société. Ce qui n’est pas toujours le cas. Pour l’avortement aussi ça a été le cas. Des responsables politiques prennent parfois ce risque. Les justifications du garde des Sceaux Robert Badinter n’étaient pas tant philosophiques que pragmatiques : la peine de mort ne démontre pas son efficacité.

Elle n’est pas dissuasive, elle n’est pas efficace. La maintenir répond alors à la volonté de vengeance, le talion, œil pour œil, dent pour dent. Badinter s’est appuyé sur une vision de la société apaisée : ce n’est pas en ajoutant de la violence, ou en légitimant la violence qu’on va la faire diminuer. Aussi, l’État ne doit pas être l’instrument de ces instincts-là. Après, si on reprend notre exemple du père qui voit son enfant violé et torturé, c’est sûr : il va ressentir ce besoin de vengeance. Mais ce sentiment n’a pas à être légitimé par l’État.

Tel qu’est notre modèle culturel désormais, il n’y a en fait pas grand-chose de plus à en dire. Nous avons décidé de refuser de recourir à l’exécution pour réguler le cadre juridique. Que dire de plus ? Que c’est un choix de civilisation et qu’on espère qu’il soit dominant ailleurs ?

Est-ce que cela fait des pays qui appliquent encore la peine de mort des États barbares ?

Non, car si on pense uniquement en ces termes, alors un pays qui laisse mourir des gens dans la rue est un État barbare. C’est seulement un certain modèle de civilisation qu’on veut défendre. Il ne faut pas voir le monde en noir et blanc. Prenons deux exemples.

L’organisation État islamique a cela de barbare que les meurtres et exécutions qu’il commet sont le résultat d’une sauvagerie à laquelle on donne libre cours. Par contre, l’Arabie saoudite qui flagelle et exécute ses citoyens se repose sur un système juridique qui cadre tout cela. Un système avec lequel on peut ne pas être d’accord, mais qui n’est pas barbare. La barbarie, c’est l’arbitraire.

Revenons en France. Pourquoi, selon vous, après trente-cinq ans d’abolition, la peine de mort semble redevenir un châtiment légitime pour une partie des Français ?

La faute en incombe surtout à la classe politique qui instrumentalise des peurs. La peine de mort reçoit un écho, ils le savent parfaitement et en font un pur usage politique. Or les responsables devraient avoir conscience que cette question ne doit plus se poser ! Il faut ajouter qu’on a des sondeurs un peu attirés par l’appât du gain aussi…

Personnellement, en tant que prof de philo, je ne ferai jamais un débat sur certain nombre de questions en classe, car je préfère enseigner avant : il s’agit de rappeler que la démocratie, ce n’est pas un système où tout le monde prend la parole n’importe comment.

Voyez-vous un rapport entre la séduction d’un retour au châtiment de la peine de mort en République et les attentats de début janvier, qui ont secoué les consciences ?

Je vois même un lien sur un plan plus large. Il y une vraie déperdition de l’action politique, qui se sent impuissante de nos jours. Quand vous entendez François Hollande qui s’exprime sur les migrants et déclare que les passeurs sont des terroristes, c’est faux, absurde et inhumain. Souvenez-vous de ce que faisaient les résistants pendant la guerre ! Mais déclarer cela lui donne un sentiment de puissance. Cela donne l’impression d’avoir prise sur quelque chose. Or c’est une paresse de l’esprit, une faute morale. Dans le cas de la peine de mort, c’est le même raisonnement : “si ce sont des criminels, il s’agit de les exécuter.”

Alors, les responsables politiques sont informés, ils savent ce qu’ils manipulent, mais ils sont incultes. L’inculture règne. On a fait de la politique un mode de gestion du quotidien. Et donc les gens votent FN car ils ont l’impression que Marine Le Pen, elle, est portée par un idéal.

Je ne dis pas que la classe politique ne travaille pas, mais j’affirme que ces gens n’ont aucune culture littéraire, philosophique et ne regardent les choses que par l’aspect pratique de leur métier. Ils ne donnent aucun idéal aux gens. Ce qui fait que Claude Bartolone demande qu’on établisse le vote obligatoire, car on ne sait même plus donner l’espoir dans l’idéal républicain ! Nos hommes politiques ont peur des valeurs et cherchent le consensus… mais il n’y a pas de consensus dans les valeurs !

Dans ce cas, la peine de mort, c’est le dernier recours d’une société ? Ou bien son aveu d’échec ?

C’est surtout un geste traditionnel impensé. C’est un résidu de système juridique précivilisationnel jamais remis en question, un tabou au même titre que l’inceste, un résidu anthropologique, quoi. C’est pour ça qu’il y a peu de justification convaincante à la peine de mort : ce n’est pas une démarche rationnelle de mettre quelqu’un à mort : c’est l’échec de la raison.

N’est-ce pas étrange pour un être humain d’être légitimé dans l’assassinat d’un de ses semblables ?

En tant que philosophe je dirais oui, mais si on interroge un jeune de cité tenté par le djihad, il va légitimer la violence en expliquant qu’on tue des enfants en Syrie. C’est pour ça qu’il faut quitter la discussion sur les instincts, sur le “bien”, sur le “mal”, et revenir à cet état de fait que l’abolition est un paradigme choisi qui a fait l’effet d’une décision politique. Si on veut décrire certains phénomènes politiques par des instincts, on tombe dans une impasse. Et historiquement, c’est un retour en arrière, une décision qui ne peut pas se justifier. Je ne vois pas l’histoire comme un grand progrès continu, mais certaines décisions de retours en arrière sont terribles. On doit tenir ce modèle contre vents et marées.

On peut comprendre le besoin de s’exprimer, la liberté d’expression n’est pas une question en France. Mais nous avons choisi de vivre dans une société gouvernée par la politique et non pas par la nature. Plutôt que la raison, il faudrait expliquer l’utilité : pourquoi traduit-on en justice notre père de famille qui se venge du crime commis sur sa fille ? C’est terrible, c’est injuste, mais il vit dans cette société et malheureusement ses codes ne peuvent pas satisfaire tout le monde. C’est pour cela qu’il faut arrêter le processus explicatif, sinon on déligitimise la décision politique.

Les États-Unis sont le pays des tueries dans les campus et les écoles. Pourtant, de nombreux États pratiquent encore la peine de mort. Au contraire de son but, peut-elle renforcer la brutalité ?

Il n’est pas nouveau de dire que la société américaine est paradoxale : d’une part elle est extrêmement violente, de l’autre elle est très légaliste. Elle est prise entre ces deux pôles. Ce paradoxe est dynamique : ce n’est pas parce qu’ils vont traverser une crise de violence, comme à Baltimore, qu’ils ne vont pas s’en relever. Il y a contrepoids, rééquilibrage. En France on n’a pas ça. La peine de mort n’est pas dissuasive aux États-Unis : c’est une coutume, au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss. Mais l’abolition se fera dans la tradition légaliste fédérale : les États ont cette force du contre-pouvoir et il s’agit d’accepter que celui-ci prenne du temps. La démocratie n’est pas parfaite, elle prend son temps.

Pour revenir au sondage, on voit clairement dans ce même sondage que les Français réclament également “un vrai chef” pour la République. Qu’est-ce que ces progressions parallèles indiquent ?

Les gens sont suffisamment lucides pour comprendre que dans la cacophonie du forum, quelqu’un doit assumer la décision. Ce n’est pas de la raison. C’est un choix existentiel. Les gens ont besoin de sentir qu’un responsable leur sera identitairement semblable : “Je prends ces choix et c’est pour ça que vous m’avez élu.” Mais c’est quoi prendre une décision en conscience ? C’est l’incarner et en assumer les conséquences.

Les États-Unis sont un pays jeune, mais ils continuent régulièrement de questionner leurs traditions, leurs valeurs. Les chefs de ce pays posent les questions en termes de valeurs, ils rouvrent les sujets, questionnent la solidarité, la liberté… Le problème, c’est que ces questions ne sont pas posées en France. Parce que les responsables politiques en ont peur et qu’ils les trouvent trop métaphysiques.

[Article publié le 6 mai 2015 et mis à jour le 10 octobre 2016, à l’occasion de la Journée mondiale contre la peine de mort]