Le rap existe depuis maintenant quarante ans. Pourtant, la reprise de vieux titres par des artistes plus jeunes reste un exercice très périlleux, voire quasi inexistant, alors qu’il est très commun dans d’autres musiques comme le rock ou la soul. Il y a bien sûr la reprise “décalée”, celle qui déplace le côté rugueux et sans concession du rap vers une tout autre ambiance. C’est par exemple ce qu’avaient proposé les chanteuses de Brigitte en reprenant “Ma Benz” de NTM il y a dix ans, devenant quasiment les pionnières d’un mouvement.
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Depuis, ce concept est devenu récurrent, notamment au sein des télécrochets à succès, de La Nouvelle Star à The Voice. C’était une façon novatrice et amusante de se démarquer, de changer de répertoire et de créer la surprise. Finalement, cette nouvelle pratique s’est transformée en norme et illustre une certaine idée : les paroles dans le rap, c’est vraiment le top, mais par contre la musique… Ces reprises laissent ainsi en place ce préjugé extrême selon lequel le rap serait une musique pauvre avec une écriture poétique – tout pour la culture du texte.
Cette idée a porté le succès du slam en France et permis à Booba d’être étudié par des érudits de la langue. Quelque part, ce tsunami d’adaptations en dehors du hip-hop prend toute la place possible pour le genre. Cette inondation de reprises ne permet pas aux nouvelles générations de rappeurs de vraiment embrasser leur histoire musicale. Comme si le rap ne pouvait être repris que de façon décalée, avec second degré.
La série documentaire French Game s’est donc lancé un défi : proposer à des jeunes artistes de reprendre des classiques du rap français. En onze épisodes, cette série produite par Arte aborde tous les styles et grandes figures du mouvement à travers l’histoire d’un tube, ce qui permet d’établir un panorama très large de cette musique en France, de MC Solaar à Damso en passant par NTM, Doc Gynéco et TTC.
À la fin de chaque épisode, un artiste de la nouvelle génération reprend donc le morceau dont il était question, parfois à la rime près mais le plus souvent avec de nombreux changements. Ainsi, Emile reprend Solaar à sa sauce, entre chanson et rap, réécrivant chaque rime, tandis que Les Tontons Flingueurs récitent par cœur toutes les paroles de Time Bomb sur “Les bidons veulent le guidon” dans un hommage improvisé.
Clara Cappagli du groupe Agar Agar reprend le style polisson de Doc Gynéco pour “Viens voir le docteur”, et Jazzy Bazz est extrêmement précis dans son interprétation de “Peur noire” d’Oxmo Puccino. Chaque épisode a son moment plus ou moins juste. Mais le tout interroge sur le concept même de la reprise dans le rap : jusqu’où peut-on aller en 2019 ?
Loveni intervient sur la reprise du morceau “Dans Le Club” de TTC, un classique emblématique d’un groupe et d’une scène jugés alternatifs par leurs contemporains. Il nous a raconté son expérience :
“C’est Cuizinier qui m’a contacté. Il voulait que je reprenne son couplet sur ‘Dans Le Club’. J’étais honoré qu’il me propose ça. On se connaît un petit peu et j’étais très fan de ce qu’ils ont amené avec TTC à l’époque. Donc j’ai accepté tout de suite.”
Pour lui, il s’agit vraiment de rendre hommage à ce titre qu’il a beaucoup écouté et à un rappeur qui l’a marqué quand il était plus jeune : “Je ne l’aurais pas forcément fait dans tous les cas, là quand c’est l’artiste qui te choisit lui-même, ça a un autre impact.”
Quand on demande à Nelick pourquoi il a repris le titre “Bloqués” des Casseurs Flowteurs, il nous tient plus ou moins le même discours : la production l’a choisi, et plutôt judicieusement, vu qu’il aimait beaucoup ce morceau, Orelsan et Gringe ayant bercé son adolescence. Mais contrairement à Loveni, Nelick n’a pas repris les paroles de “Bloqués”. Il a écrit sa propre version du titre, s’appropriant uniquement le concept rythmique et l’instru.
Si t’écris pas, on t’écoute pas et puis c’est tout.
Car le problème de la reprise dans le rap reste immuable : dans l’inconscient collectif, l’interprète se doit d’être l’auteur. C’est ce qui fait toute la différence avec les autres styles musicaux. Le rap s’est structuré sur cette mythologie de l’artiste qui se construit seul. Le rappeur doit écrire et chanter ses propres créations. Auteur et interprète, pas l’un sans l’autre.
Au fil des ans, de nombreuses polémiques ont émergé quand les grosses têtes du rap étaient soupçonnées de ne pas écrire leurs textes. C’était même l’un des points principaux de la guerre entre Pusha T et Drake, Pusha attaquant la star canadienne sur son utilisation de ghostwriters comme Quentin Miller. En gros, si t’écris pas dans le rap, c’est la honte – et donc tout le concept de reprise perd de son charme.
Les batailles se sont même déplacées sur le terrain de la production et des “toplines”, ces lignes mélodiques proposées par les compositeurs aux rappeurs pour les aider à construire musicalement leurs refrains. Il y a quelques semaines, Booba a remis en place certains des producteurs avec qui il avait travaillé pour expliquer que le rappeur a toujours le dernier mot et qu’il reste le créateur principal. Dans le rap, l’artiste se doit de rester artisan : il peut s’inspirer ou consulter, mais il reste la source. Il ne peut en être autrement.
Qu’ils soient de l’ancienne ou la nouvelle génération, la plupart des artistes nous parlent du lien entre l’écriture et le flow. En effet, il est souvent difficile pour un rappeur de s’adapter entièrement au débit d’un autre. Les paroles sont cadencées par la rythmique personnelle de la personne qui les a écrites.
Ce phénomène est bien plus fort dans le rap que dans la chanson traditionnelle, car il n’y a pas de structure définie avec des partitions, des tessitures ou des notes. Le rap, c’est un grand bordel où chacun trouve sa signature, sa patte. Il est donc souvent difficile de reprendre un morceau sans tomber dans l’imitation.
Fais-le toi-même
Le rap s’est vraiment construit sur la culture du sampling, du clin d’œil et de la référence. Très souvent, l’artiste commence sa carrière en empruntant les instrumentales d’autres rappeurs. Il fait alors une reprise, que l’on appelle “Remix” car il y apporte sa propre version. Le concept vient du ragga et du dancehall, deux genres créés en Jamaïque, où les artistes reprennent très souvent le même riddim dans un esprit de compétition, pour savoir qui sera le plus performant dessus.
Le rappeur va piocher dans toute une galaxie de références pour façonner sa propre histoire. Voilà pourquoi au fil du temps le concept de reprise dans le rap n’a jamais accroché : il ne fait pas parti de l’ADN de cette musique. Et même si le concept de l’auteur-interprète évolue auprès du grand public maintenant que le rap est la musique populaire la plus écoutée, il reste difficile de le mettre vraiment en avant. Prévue de longue date, la compilation de reprises du Secteur Ä n’a pas rencontré son public, alors que des artistes importants (comme Nekfeu, Black M, Youssoupha ou Orelsan) ont bossé dessus.
Toutefois, en 2019, la frontière entre rap et chanson devient de plus en plus poreuse. De nombreux artistes ne se considèrent plus comme rappeurs, ce qui fait que tout le processus de ces reprises risque de se modifier. Peut-être qu’il faut juste un deuxième cycle de quarante ans pour que la musique rap se reprenne entièrement elle-même, qu’elle s’auto-alimente complètement, entre hommage et modernisme. En tout cas, elle est en bonne voie.