En fin d’année dernière, Gringe lâchait enfin son premier album, le bien nommé Enfant lune, après des mois d’attente et plusieurs reports. Une étape clef dans la carrière du comparse d’Orelsan, qui s’émancipe après des années fastes, faites de succès artistiques et médiatiques avec les Casseurs Flowters. Désormais seul, Gringe redécouvre les joies de la vie d’artiste et multiplie les projets. Entretien.
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Konbini | Hello Gringe, comment se passe la tournée ?
Gringe | Mortel. Une petite montée en puissance. Au début, on se faisait des passages avec des horaires un peu limites. Genre à 19 heures sur des programmations pas toujours évidentes. Mais c’est cool, j’ai pu faire mes armes comme ça. Cet été, on a eu une quinzaine de festivals qui étaient tous fous, et c’est le dernier ce soir.
C’est un soulagement pour toi ?
Je n’y réfléchis pas trop. Je m’en rendrai compte après, je pense. Je suis tellement dans une dynamique soutenue depuis huit mois. Par contre, quand il va y avoir une vraie césure, je vais avoir un petit spleen. C’est sûr.
Comment tu t’es senti durant cette tournée ? La sortie de l’album a été éprouvante pour toi, tu comparais ça à un “accouchement difficile”…
Épanoui. C’est soulageant parce que ça se fait dans un esprit de partage. En concerts, les gens s’approprient l’instant et les morceaux, ils me renvoient de l’énergie. Ça me libère d’un poids. Je me rends compte que cet album dont j’accouche ne part pas n’importe où dans la nature, il passe de main en main, en salles ou lors des festivals.
Je n’ai pas eu une promo importante pour le grand public, je n’ai fait que trois clips. Il y a des gens qui le découvrent en cours de route. Je suis content de la manière dont l’album vit : il est presque disque d’or. C’est la tournée du “presque”. Les salles, à chaque fois, on est à 10 ou 15 places de faire complet. Je suis presque disque d’or, ça fait trois mois que je suis à 48 900, quelque chose comme ça.
Il faut acheter des streams.
Ouais, de ouf ! Je me suis dit qu’il faut que je trouve une adresse, un truc en Asie. Franchement, pour 1 500 streams, je lâche un petit billet. [Rires.]
Tu as sorti ton premier album solo en novembre dernier. Tu penses avoir eu le temps de le “digérer” maintenant, pour reprendre tes mots ?
Ouais, je pense. Je suis passé vite à la suite. J’ai écrit plein de morceaux, ça fait trois mois que j’enregistre des trucs. Je prends toujours autant de plaisir à le défendre en live, donc je pense que ça fait quelque temps que je l’ai digéré maintenant.
En plus, tu as la chance d’avoir DJ Pone avec toi.
Pas ce soir, malheureusement, mais il a fait quasiment toute la tournée. C’est une plus-value incroyable, les gens qui le connaissent savent : il est DJ de NTM, et anciennement DJ de plein de groupes, dont Birdy Nam Nam. C’est à la fois un très bon DJ, avec beaucoup d’expérience puisqu’il a été repéré très tôt par Cut Killer, et en même temps c’est un producteur. Il a une telle expérience de la scène, il sent les choses. Pour haranguer une foule, il a la science du timing. Comme on se comprend bien, ça fait une double force sur scène.
Je suppose que ça t’a aidé pour tes premières dates.
À mort : ça m’a rassuré de fou, parce que j’étais seul. Je m’étais dit que je sortais mon album mais je n’avais rien prévu ensuite.
J’ai l’impression que tu n’étais pas très serein quand on en avait parlé à la sortie de l’album.
Je me disais que l’album était trop bizarre pour aller sur scène, que je n’avais pas l’énergie pour ça. Je ne savais pas trop comment le mettre en scène. Je ne me voyais pas prendre juste un micro et aller sous les projecteurs. C’est là que Pone est arrivé et m’a dit “Ton album est génial”, et en deux semaines il m’a préparé tous les morceaux pour la scène et m’a présenté tous les gens qui ont contribué au show. En à peine un mois, on a fabriqué le show avec ces gens.
Tu te sens plus à l’aise sur scène au fil des concerts ?
Ouais, ça y est. J’étais déjà à l’aise, c’est un espace dans lequel j’aime évoluer et où je me sens en sécurité. Mais sans Orel, il y a une transition qui s’est faite naturellement vers DJ Pone. J’ai toujours un binôme sur scène. J’ai mes marques maintenant. Après, les festivals, c’est toujours un truc un peu casse-gueule, en fonction des horaires de passage, des programmations, de la météo, etc.
Il y a un public plus ou moins difficile à conquérir, mais t’as un aspect challenge. On s’est jamais pris de flop, mais des fois tu sens qu’il faut ramer pour aller chercher la foule. Alors que des fois, il y a tellement d’ambiance que tu sors du concert et t’as l’impression d’y être resté dix minutes. À l’inverse, un public compliqué, c’est super long. Tu ne peux pas y échapper. [Rires.]
Ton album est assez personnel et intimiste. Comment tu l’as adapté pour la scène ?
Il faut installer le truc. C’est là où DJ Pone est super efficace. Il faut intégrer les morceaux les plus confidentiels, les plus intimes et donc les moins scéniques, aux bons endroits. Encore plus en festival, justement. Et puis il y a quelques titres dont je me débarrasse. On a une formule assez dynamique. C’est un moyen d’adapter ce que je fais aux types de scènes sur lesquelles je joue. C’est intéressant.
En salle, je m’amuse. En festival, on est des mercenaires. Il faut une formule juste et efficace. Je n’ai pas trois albums derrière moi, je ne peux pas puiser dans un répertoire. J’ai un album qui fait genre 52 minutes, donc il faut que je sois malin et que je l’exploite bien. Et j’ai le répertoire des Casseurs qui m’aide, aussi. J’aime autant l’un que l’autre.
Tu as le sentiment que les spectateurs viennent voir Gringe maintenant, et plus “seulement” la moitié des Casseurs Flowters ?
Ouais. C’est la question que je me posais au début. Je n’étais pas sûr de ça. Et finalement j’ai eu la réponse très rapidement, lors des premiers concerts où la majorité des gens connaissaient l’album par cœur.
Tu as peut-être sous-estimé ta popularité.
À fond. Après, tout est relatif. Pour moi, je suis connu mais je n’ai pas percé. Je n’ai pas fait mon disque d’or, je n’ai pas forcément captivé les grands médias. Il y a des festivals que je n’ai pas faits parce que les programmateurs n’ont pas kiffé l’album et n’y ont pas cru. Donc, si tu veux, je relativise le succès de l’album. Ce n’est pas un four, c’est une réussite à titre perso. Après, d’un point de vue critique, c’est mitigé. Je sortais des Casseurs Flowters et on avait fait deux disques de platine consécutifs, il y a eu Comment c’est loin, il y a eu Bloqués…
Plutôt que de capitaliser là-dessus, j’ai souhaité raconter mon histoire et j’en ai perdu plein en route. Rien n’était calculé, ça devait être comme ça. J’en suis ravi. Je redécouvre la musique dans les salles de France, à petite échelle. Ce que je ne connaissais pas puisque avec les Casseurs j’ai commencé direct dans des gros trucs.
Je me suis dit que c’était ça, la zikmu : tour bus, zéniths, etc. Mais non, la musique c’est ce que je fais maintenant. Aller à la conquête d’un public, tourner en van, être KO tout le temps, mais avoir le plaisir de remplir des salles ou des clubs. C’est chanmé d’être avec ses potes dans un esprit de soutien et de kif. C’est quelque chose d’authentique, que je n’avais pas forcément perçu avec les Casseurs.
Pourquoi, à ton avis ?
Les Casseurs, c’était trop mainstream, trop gros. C’était des télés, des radios, on m’appelait tous les jours, etc. Il y avait un côté rassurant parce que je voyais bien que je bossais et que j’avais plein de trucs à faire. Mais de l’autre, j’étais complètement déconnecté de la réalité. Beaucoup d’argent d’un coup, beaucoup de changements et tout.
Mais là je retourne à quelque chose de plus normal, en fait. Si je veux refaire une tournée l’année prochaine parce qu’on s’est éclaté cette année, eh bien j’ai intérêt à sortir un nouvel album. Je n’ai pas envie que ça s’arrête. Ne serait-ce que par rapport aux potes. Tu as une forme de responsabilité, dans le sens où ça fait bouffer des gens, ça les fait kiffer. C’est un facteur important aussi, je trouve ça beau. Donc il va falloir travailler pour mieux repartir.
Ces gens que tu as “perdus en route” s’attendaient trop à un album dans le style des Casseurs Flowters ?
Bien sûr. Ils s’attendaient à ce qu’ils connaissaient. C’est le personnage qu’ils avaient découvert.
Pourtant, dans la discographie des Casseurs, on entrapercevait cet aspect sombre et écorché qui ressort dans Enfant Lune.
Oui, mais de là à ce que je fasse un “Pièces détachés” et des refrains pop… Je sais bien pourquoi j’ai perdu les gens. J’ai fait beaucoup de morceaux sur la même thématique. Quand je passe d’un “Paradis noir” à un “Je la laisse faire”, j’installe un fossé. Les gens ont besoin d’un cadre et d’un truc lisible, qu’on les prenne par la main et que ce soit simple. Un truc consommable facilement – sans que ce soit moins qualitatif dans l’écriture et la musique.
J’ai un univers qui part un peu dans tous les sens, donc pour un auditeur des Casseurs, ça peut être un peu flou : il y a des refrains chantés, ça ne rappe pas trop, etc. Mais c’est comme ça. J’ai 39 piges et j’ai de moins en moins envie de rapper pour rapper. J’ai envie de raconter des choses. Il faut maintenant que je trouve le juste milieu entre faire plaisir aux gens et me faire plaisir.
Tu disais bosser sur un nouvel album.
Pour l’instant, je ne sais pas quelle forme ça aura, mais il y a des morceaux de côté. Il y a un sac que j’ai vidé. Il me reste quelques thématiques clefs, avec des choses qui me reviennent dont j’ai envie de parler. Mais là c’est surtout des titres pour m’amuser, et donc dans l’esprit des Casseurs, pour la scène. J’en ai un qui s’appelle “Banco” et que je fais déjà sur scène, il est chanmé. J’ai de la matière, je ne sais pas trop dans quoi ça ira, mais c’est là.
Et le cinéma dans tout ça ?
Pour l’instant, avec la tournée, c’est en stand-by. J’ai un projet de long-métrage décalé à janvier prochain. On m’appelle encore pour le cinéma : tant mieux. Si je peux tourner encore un ou deux films par an, c’est le kif. Je suis vraiment content.
Il y a eu des grosses actualités dans le rap français depuis la sortie de ton album. Qu’est-ce que tu écoutes de ton côté ?
J’ai vachement écouté Ninho – genre, vraiment beaucoup. L’album est chanmé, je l’ai saigné. Les Étoiles vagabondes aussi, c’est une immense claque d’un immense auteur. Pour moi, Nekfeu, c’est le papa du pe-ra maintenant. Il s’est installé comme le patron, c’est l’un de nos plus grands auteurs, si ce n’est le meilleur.