Pour beaucoup, la French touch, c’est les Daft Punk, Cassius, Dimitri from Paris, Bob Sinclar, Étienne de Crécy… C’est “You Are My High” de Demon ou “Music Sounds Better With You” de Stardust. C’est cette manière de concocter une house ronde, aux basses groovy et aux guitares propres à la disco des années 1970-1980. Sauf que c’est tellement plus.
Ce qu’on a appelé la French touch a débordé de cette recette initiale pour englober toutes les productions électroniques innovantes “made in France” de la deuxième moitié des années 1990. C’est ainsi que Air et ses productions voluptueuses et planantes font également partie de l’équation. Mais aussi le grand St Germain, avec sa house imbibée de jazz.
Ce dernier est un cas unique dans le paysage musical francophone. Son album Boulevard a changé la face de la French touch, et son album Tourist, sorti il y a tout pile vingt ans, a été une petite révolution. Cette manière de mêler jazz, soul, trip hop, blues et d’autres genres jamais associés à la house jusque-là, va marquer au fer rouge cette époque-là.
Alors qu’il vient de souffler cette vingtième bougie symbolique et qu’un album de remix est sur le point de débarquer, on a demandé à l’intéressé de retracer avec nous sa carrière et la création de son disque de légende, Tourist. Voici son histoire.
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De Deepside à St Germain
Rien ne prédestine Ludovic Navarre à la musique. À la fin des années 1980, ce dernier est plutôt du genre sportif. Il fait de la voile, du windsurf et autres activités du genre. “Je fréquentais l’école de voile des Glénans”, précise ce dernier. L’exercice solitaire de la planche à voile lui permet de se plonger dans la musique, sa deuxième passion.
Un malheureux accident en deux roues va changer son destin. Après un an passé à l’hôpital et suite à de nombreuses fractures et greffes, il se retrouve immobilisé. Il se concentre alors sur une autre passion, en autodidacte. “Devant renoncer au sport, je me suis penché sur les ordinateurs” en l’occurrence. D’abord pour faire du code puis pour essayer de faire de la musique.
Il le dit lui-même dans cet entretien à L’Express qui date de 2001, s’il commence à toucher à des platines, ce n’est “pas pour être DJ”. En bon nerd touche-à-tout, “c’est la technique qui [l]’intéressait”, confie-t-il. Le fait est que pendant quelque temps, disons 6 ou 7 ans, il va bidouiller, prendre son temps et perfectionner son art. Puis il va se mettre à la techno et télécharger des logiciels de production. Et le hasard – le talent étant de mèche – prendra le relais.
Il faudra attendre la fin de l’année 1990 pour que les morceaux qu’il confectionnait avec son ami et voisin, Guy Rabiller, sortent de l’ombre. D’abord sur le label belge Atom Records, pour une sortie un peu confidentielle, avant de débarquer chez F Communication, la maison mère d’un certain Laurent Garnier (qui vient de fêter ses 30 ans cette année).
“Le label s’appelait d’abord Fnac Music Dance Division. En fait, un journaliste m’a dit qu’Éric Morand [cocréateur du label avec Garnier, ndlr] voulait signer des artistes sur ce nouveau label, alors nous nous sommes rencontrés.”
Tout simplement. Ces premières productions solo sortiront à partir de 1992, sous le pseudo de Deepside, puis d’une flopée d’autres : Soofle, Deep Contest, Modus Vivendi, Nuages… des noms qui collent à l’atmosphère de ce qu’il compose. Une période riche en expériences, pour celui qui multiple les sets et les EP.
St Germain naît de son côté en 1993. Cet avatar débarque d’une envie de changement, en hommage au quartier parisien connu pour ses clubs de jazz – mais aussi à sa ville natale. Or, c’est en piochant dans cette musique que le génie de Navarre va ressortir :
“J’ai eu le besoin d’innover, la production musicale était très techno et j’avais le sentiment de me répéter. J’ai toujours eu le besoin d’évoluer. Pour St Germain, j’ai commencé à sampler des voix et guitares de blues en incluant des instruments acoustiques et des musiciens.
Ma culture musicale, c’est la soul, funk, jazz, blues, latin, reggae. Après ces quelques années de production, c’est devenu une évidence pour moi d’intégrer à mon travail les guitares et les voix uniques de Lightnin’ Hopkins ou John Lee Hooker par exemple.”
Le tout sur un fond de house/techno malgré tout. L’homme garde en lui toutes ces très nombreuses soirées passées à mixer et son amour de la nuit. Mais il affine sa recette et trouve, selon lui, la bonne formule très rapidement. “Dès 1994, le style St Germain me convenait artistiquement, et j’y suis resté pour aborder Tourist”, raconte-t-il.
Ce premier album justement voit le jour après que l’artiste a sorti 4 EP, “très bien accueillis à l’étranger”. Il appelle quelques musiciens et pond assez rapidement un disque qui sera un futur carton. Mêlant la deep house à l’acid jazz, avec des kicks plus patates que ce qu’il fera plus tard, St Germain ne vend pas moins de 250 000 disques, fait parler de lui à travers le monde et devient le porte-étendard de ce qui deviendra la French touch.
Pour Ludovic, plus que le disque, ce qui a intrigué (en tout cas la presse française), c’est la démarche et les concerts :
“Alabama Blues avait été chaudement accueilli à l’international […] et Boulevard a été nommé aux UK Dance Music Awards. […] J’ai commencé à donner des concerts avec les musiciens. Le premier a eu lieu aux Transmusicales de Rennes en 1995 et a été suivi d’une tournée européenne. C’était nouveau pour le public de voir un live avec musiciens, et pas uniquement des machines sur scène. Tout ça a intéressé la presse.”
On prend les mêmes et on recommence
Un énorme carton, une tournée et un best-of plus tard, tout le monde attend de voir ce que va livrer le nouveau génie de la musique électronique. Pendant ce temps, Cassius et Daft Punk ont pris d’assaut la scène électronique mondiale, imposant leur patte et leurs sons. St Germain, lui, est en retrait. Il prend son temps.
Jusqu’à ce qu’un certain Marc Lumbroso le découvre et le fasse signer sur son label, EMI, en 1999, et plus précisément sur la branche jazz, Blue Note. “C’est LE label de jazz avant-gardiste de référence pour les photos, le graphisme et les artistes. J’avais beaucoup de vinyles de ce label”, précise Navarre. Il n’a plus le choix : il faut retourner en studio.
Il rappelle alors toute son équipe de Boulevard, comprendre un pianiste (Alexandre Destrez), un saxophoniste (Édouard Labor), un trompettiste (Pascal Ohsé) et un percussionniste (Edmundo Carneiro). En fonction des sessions, d’autres musiciens, comme le grand guitariste Ernest Ranglin, sont aussi de la partie.
La manière de faire, elle, n’a pas changé :
“J’ai toujours eu la même façon de travailler. Quand je commence à composer un titre, je sais déjà ce que je veux. Ensuite, j’enregistre les musiciens un par un. Puis je travaille seul sur les éléments enregistrés pour les remanier à ma sauce… Et je passe au mixage quand je suis satisfait, ce qui est rare !!! […]
J’étais en permanence en studio, surtout la nuit. Je compose, mets de côté, reprends plus tard. Là, j’enchaînais la composition de nouveaux morceaux et j’ai dû faire une sélection qui me paraissait cohérente pour Tourist.”
Pendant plus d’un an, St Germain concocte son projet en secret. Le sample est encore au cœur de la machinerie, que ce soit dans des disques de John Lee Hooker, Winston Riley ou encore Marlena Shaw. Cette dernière va être au cœur du plus grand morceau du disque, “Rose rouge”. Il raconte que c’est à l’écoute du titre “Women of the Ghetto” en live sur un vinyle qui traînait qu’il a eu cette épiphanie et fait ce titre qui deviendra l’un de ses plus gros succès.
Lui qui est plongé dans la conception du disque, il ne réalise pas l’ampleur de ce qu’il vient de faire. Enfin, tout du moins, pas tout de suite. Il explique commencer à sentir quelque chose de différent “à la fin de l’enregistrement, quand j’ai vu les réactions assez enthousiastes de certains de mes proches, parents, ami.e.s et musiciens”. Assez enthousiaste est sans doute ici un bel euphémisme, quand on sait le destin qu’aura ce disque.
Vendu à 3 millions d’exemplaires, tout le monde ne parle que de lui. Et pour une fois, même en France. Il faut dire que Tourist fait fort, en proposant quelque chose d’unique. Le disque unit deux mondes, le jazz et la musique électronique, que tout semblait séparer jusque-là. Autant son premier album était un album de house à l’arrière-goût de jazz, autant Tourist est un vrai album de jazz sur fond de house. Et cette fois, la sphère des jazzeux ne peut plus lui tourner le dos. Tout le monde reconnaît le génie de l’entreprise.
Navarre, lui, ne se rend pas compte, et passe son temps à préparer la tournée, puis à tourner. Même quand il gagne trois victoires de la musique (Découverte jazz de l’année, Meilleur album électro et Découverte scène de l’année), il ne peut pas venir. Son excuse ? Il joue au Danemark.
“J’avoue que j’étais concentré sur cette longue tournée qui a commencé deux mois après la sortie du disque, tournée pour laquelle mon agent avait de nombreuses demandes en permanence et rajoutait des dates. Nous n’étions presque jamais en France. Mais je pense que ce succès vient aussi de l’accueil à l’international.”
Et l’accueil est incroyable. Les Stones reprendront “Rose rouge” à chaque concert. Lui, pendant ces dates, réussi à ramener des guests incroyables, de Claude Nougaro à la légende Herbie Hancock (“inoubliable” décrit Ludovic). On le voit jouer à Glastonbury, à l’un des premiers Coachella, au London Royal Albert Hall. Il enchaîne tellement qu’il ne peut pas visiter, à son grand désarroi, la Nouvelle-Zélande quand il y joue.
Pour quelqu’un d’aussi solitaire que lui, se retrouver entouré de 13 autres personnes pendant de longs mois est une expérience unique. Qu’il adore. Mais forcément, après un nombre de dates incalculables, tout cela doit cesser. “Nous avons eu besoin de faire un break, musiciens compris.” Et effectivement, St Germain ne sortira pas d’albums avant 2015.
Cela ne veut pas dire qu’il ne fera rien. Oh non. Il va mixer l’album de son trompettiste, Pascal Ohsé (sous le nom de scène de Soel). Il fera un concert unique en Chine avec le grand Tony Allen. Il reprendra le chemin des studios à partir de 2006 (ou 2007, il ne sait plus), accompagné de la même troupe. Mais les sonorités ne lui plaisent plus. Il faudra attendre 2015 pour que sorte St Germain, un troisième album qui va puiser dans le folklore malien, en plus de ses inspirations habituelles.
Vingt ans plus tard, Tourist est devenu culte pour plusieurs générations de mélomanes. Et il n’a pas pris une ride, même pour son géniteur, qui trouve que “après réécoute, [il] n’[a] vraiment pas été déçu par la production”. Il est même heureux de fêter son anniversaire en grande pompe avec un album de remix prévu pour janvier prochain avec des versions “personnelles” de Atjazz, Ron Trent, Nightmares on Wax, Jovonn, Black Motion, Osunlade, Jullian Gomes, DJ Deep, Terry Laird et Traumer.
De quoi célébrer comme il se doit la naissance de ce disque légendaire, donc.