Cerrone : “Les tubes, je ne les ai pas faits exprès”

Cerrone : “Les tubes, je ne les ai pas faits exprès”

Cerrone : contre-portrait

L’appartement du pionnier de la disco scintille entre babioles, moulures et miroirs. Derrière ses lunettes fumées, celui qui appelle Nile Rodgers “Nile” m’invite à prendre place autour d’une table en verre. Derrière lui, un écran de contrôle diffuse en direct et en continu les images de six caméras de surveillance.
Première question. Cerrone envoie un bon coup de boutoir dans mes certitudes :

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Je suis un mec normal, tu sais. Je suis un musicien moi. Que ce soit sur scène ou en studio, je garde un esprit de groupe. Je ne me balade pas avec ma coiffeuse ou ma maquilleuse. C’est un état d’esprit.

“L’état d’esprit”, c’est une expression qui revient souvent dans la bouche du natif de Vitry. Dans son cas, elle se marie plutôt bien avec l’intégrité qu’il n’a de cesse d’afficher. Quoi de plus normal pour un mec qui a vécu pour la musique avant de gagner sa vie grâce à elle.
On refait l’histoire : début des années 1970, Cerrone se destine à une carrière de coiffeur. Son père voulait pour lui un emploi stable. Lui ne rêvait que de musiques et de batterie, un instrument avec lequel il vit une véritable idylle depuis ses 12 ans.

Cerrone - The Kongas Years par cerroneofficial
 
Entre fugue, galère et carrière de programmateur musical au Club Med, Cerrone finit par percer. D’abord au sein des Kongas, un groupe qui rapportera bonbon à Eddie Barclay, son premier parrain.
Après un premier disque encensé par la presse, Cerrone refuse de verser dans la pop, pète un plomb, rompt le contrat qui le lie à la maison de disques, monte un magasin d’import en banlieue sud et fait fortune.
Il enregistre dans la foulée Love in C Minor, un maxi dirigé par la volonté de faire de la musique d’atmosphère.“Je suis un metteur en scène musical. Je suis pas compositeur, je n’ai jamais écrit de symphonies” précise t-il.
Long de 16 minutes et recalé en radio dans l’Hexagone, ce titre phare des débuts de la disco part à l’assaut des charts américains, où il ne tarde pas à cartonner. Cerrone prend alors la poudre d’escampette et signe sur Atlantic, label des patrons de la “black music”. C’est lui qui invente au passage l’expression “french touch”. 
Il raconte :

Les journalistes me disaient :  “Cerrone vous êtes français, vous êtes sur Cotillon [aux côtés d’Isaac Hayes, Quincy Jones, Chic entre autres, ndlr] le label black le plus prestigieux aux USA. Vos musiciens et vos chanteurs sont blacks, anglais, ou américains. Qu’est-ce qui reste ?” 
Et moi je disais je suis Français, il reste une “french touch”, sans savoir que l’expression allait être reprise en premier par les Daft Punk en 1995.

Le legs “seventies”

Le règne de Cerrone commence. En indé, il fonde un empire, écrit deux romans policiers (comme il l’explique à Noisey), fait plusieurs bandes-sons et vend 30 millions de disques. Reste aujourd’hui un héritage déterminant pour la musique actuelle. Et l’aura d’un mec qui s’est fait tout seul mais lâche comme une évidence :

Tu sais, moi, les tubes je les ai pas fait exprès.

Ce qui continue de vivre avec Cerrone, c’est aussi une façon particulière de faire de la musique. Alors qu’il déplore le formatage sur les ondes FM, lui, comme d’autres, est toujours à la recherche du “son” : cette signature qui résiste à l’épreuve des années.

Dans les seventies on fonctionnait comme ça. Les Stones ont un son, une couleur. Led Zeppelin, Deep Purple, même chose. Ce sont des mecs qui ont bercé ma jeunesse et qui m’ont influencé. À l’époque on était dans le son, dans la couleur.

Ce que le gamin de Vitry a aussi eu la chance de vivre, c’est une période bouillonnante pour l’art. Alors que Cerrone est à New York au milieu des années 1970, la disco envahit les clubs de la Grosse Pomme. À la Factory, Wahrol crée le pop-art et recrute parmi les artistes les plus talentueux de son temps. À commencer par Basquiat.
Pour Cerrone, derrière les vestes à paillettes, les pattes d’eph et la stagflation, les seventies, c’est ça : une décennie qui a marqué l’histoire de la création. Et il a eu la chance de faire les 400 coups avec certaines de ses figures de proue. C’est pourquoi il y a un legs seventies. Comme une sorte de dette que la création moderne conserve à l’égard de cette période.
Il explique :

Les années 1970 ont marqué le monde. Si on parle de création – musique, design – c’est la période la plus riche. C’est là où sont nés des Gauthier, des Basquiat, des Wahrol, des Jackson. Le legs seventies est énorme. Et moi j’ai connu cette période.

Je suis très heureux de faire partie de ce maillon qui existe encore aujourd’hui grâce aux jeunes. Sans les artistes que me reprennent, me remixent ou me copient, je ne serais plus là. The Shoes viennent de me reprendre “Supernature” chanté par Beth Ditto [la chanteuse de Gossip, ndlr]. Qu’est-ce que c’est bien ! Sur mon prochain album, il y aura un featuring avec Breakbot.

Vivre avec son temps

Et c’est ça, le paradoxe Cerrone. Même s’il traîne cette réputation de diva de la disco et de grincheux de la musique (on se souvient de son interview pour Brain où il expliquait qu’aujourd’hui les jeunes “sont très peu cultivés”), Cerrone a bien les mocassins dans le XXIème siècle.
En 2011, en pleine polémique Hadopi, il s’attire les foudres de ses copains du showbiz et de certains politiques pour ses prises de positions : il est contre la loi. Et sur le sujet, il n’a pas bougé d’un pouce :

Durant les débats sur Hadopi, je me suis mis tout le monde à dos. La ministre de la Culture à l’époque m’a convoqué en me disant “C’est insupportable, comment pouvez-vous dire ça ?”. Fredéric Lefebvre m’a dit que c’était pas bien. J’ai déjeuné avec Pascal Nègre qui m’a traité de fou. On m’a insulté, c’était même si on a pas tenté de me casser la gueule.
Je ne suis pas Madame Soleil mais il s’est passé exactement ce que j’ai dit. Internet c’est la liberté. À l’époque je disais que cette histoire finirait avec des bouquets à 9,99 euros comme la télé. On m’a dit non : “on veut le streaming”. Résultat, les gens n’ont plus besoin d’acheter des chansons, ils ont tout sur leurs téléphones. Et on l’a tous dans le cul.


Il raconte : “Grâce à internet, je tape et j’écoute ce que je veux. Je ne banque rien : je fly”. Du rap français, qu’il trouve plus inventif que son aîné au R’n’B bien produit mais stéréotypé de Rihanna, Cerrone se pose parfois. Il nous a parlé de Stromae – “ça me transporte” confie t-il – mais surtout de Christine & The Queens :

J’ai pris une belle claque avec Christine. C’est bien pensé, j’adore ça. Elle a une direction, il faut qu’elle la garde. Son album en entier, il n’est pas suffisant. Pour le prochain, je veux le même [rires]. 
Elle est la preuve que grâce à Internet les lignes bougent. Elle n’est pas rentrée dans le moule tout en passant à la radio.

Son regard se pose également sur la popularité bourgeonnante de la musique électronique aux États-Unis. Pour Cerrone, l’EDM c’est une petite revanche : “Quel pied de vivre ça, je me suis tellement battu pour me faire accepter. À l’époque j’avais tout contre moi. Quarante ans après, je suis vachement content de voir ça.” 
Le batteur star a même troqué les cymbales pour les clés USB. Physiquement, il ne tenait plus comme avant, nous dit-il. Et puis il faut savoir vivre avec son temps.

C’est un double plaisir d’être DJ. Je me fais un set sur Ableton et je fais des remixes ensuite avec mes samples.
Et puis il faut dire qu’avec ma batterie quand je sortais de concert j’étais déchiré. Maintenant je suis déchiré de bonheur comme je l’étais il y a encore une dizaine d’années. À peine sortis de scène, on enchainait en boîte jusqu’à 6h du matin. Il y a deux ans j’étais en live au Privilege à Ibiza. Ils m’ont fait jouer à 6 h du matin, sans me prévenir, et c’était fabuleux.

La porte vitrée qui isole le salon du reste du reste de l’appartement s’ouvre. Le chat et le chien de Cerrone entrent et courent dans tous les sens. Cerrone s’envole le lendemain pour Genève avant la Russie et l’Ukraine. Après 40 ans de carrière, la scène reste sa cure de jouvence.