Dans son nouveau long métrage La Crème de la crème, Kim Chapiron s’intéresse à la génération Y en braquant son objectif sur trois étudiants en école de commerce. Rencontre avec un cinéaste en phase avec son époque.
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Paradoxe. Lorsque l’on rencontre Kim Chapiron, il est aussi calme et posé que ses films sont explosifs. Après le choc de Sheitan et le poignant Dog Pound, le troisième long métrage du réalisateur dresse le portrait d’une génération bouillonnante à travers le parcours de trois étudiants inscrits dans “la meilleure business school d’Europe”. Constatant que plusieurs de leurs camarades et amis masculins peinent à avoir des relations sexuelles au sein du campus, ils décident de monter un réseau de prostitution.
A première vue, on pouvait s’attendre à ce que le film, s’appuyant sur un sujet sulfureux, soit une critique acerbe des élites. Une bande-annonce festive qui laisse entrevoir une immersion dans ce que les écoles de commerce ont de plus trash, une campagne d’affichage provoc’… tous les éléments pour nous tromper sont là.
Mais finalement, on est bien loin du film vendu :
J’aime bien l’idée que pour la promotion on utilise les mêmes armes que les personnages du film. Il y a un côté ludique, un jeu de piste… On propose une bande-annonce qui ressemble plus au début du film : ce côté spectaculaire qui fait partie de la réalité étudiante, qui est ce qu’il y a de plus voyant. Le slogan d’HEC c’est d’ailleurs “Apprendre à oser”.
Car si La Crème de la crème commence bien comme un “campus movie à la française”, toute l’affaire de prostitution et le folklore étudiant deviennent peu à peu la toile de fond d’une véritable histoire d’amour, comme l’explique le réalisateur :
Raconter une histoire d’amour avec des chiffres, c’était l’idée de base. J’aime bien que nos trois étudiants soient essentiellement dans la théorie : ils ont en tête ce projet assez farfelu que les rapports humains peuvent aussi être traités de façon économique.
Mais ils vont être confrontés à une équation bien plus compliquée […] : ils vont tous plus ou moins tomber amoureux et faire ce qu’ils peuvent pour faire face à ce nouvel état. Car on part de personnages qui sont très ancrés dans le réel avec une sorte de cynisme juvénile déplacé. A cet âge-là, on n’a pas le droit d’être comme ça.
Un triptyque sur l’adolescence
Au départ, ces ados sont aussi cyniques que ceux de Dog Pound sont violents. D’ailleurs, La Crème de la crème vient clore un triptyque sur les turbulences de l’adolescence commencé en 2005 avec Sheitan. Un thème au cœur du travail du cinéaste qui lui permet d’explorer son époque à travers le regard de la jeunesse.
Ses héros, il les préfère atypiques. Le réalisateur confie avoir un faible pour “les personnages qu’on n’aime pas“. Mais si les jeunes de ses trois films sont à priori détestables, le cinéaste les entraîne systématiquement dans une quête initiatique qui va les transformer :
Ce qui m’amuse c’est d’avoir des profils très tranchés, quasi archétypaux, et les embarquer dans la nuance.
Une nuance puisée dans sa propre expérience. Adolescent, Kim Chapiron change sans cesse de masque : “J’ai eu la chance de me promener un peu à travers toutes les personnalités. Je pense que c’est d’ailleurs pour ça que j’ai choisi ce métier, ça me permet de changer de casquette et d’avoir une sorte de schizophrénie contrôlée.” Tour à tour cancre du fond de la classe ou élève modèle du premier rang, le jeune Chapiron est vraisemblablement avide d’expériences.
L’héritage Kourtrajmé
Depuis son enfance, le réalisateur baigne dans un milieu artistique effervescent. Fils du célèbre graphiste punk Kiki Picasso, c’est à lui qu’il doit son envie de créer : “Le virus que mon père nous a transmis à mes deux sœurs et moi, c’est la curiosité, raconte Kim Chapiron. Il nous trimballait partout, je me retrouvais dans des ambiances en décalage avec mon âge, j’étais vraiment plongé dans une tornade artistique, aussi bien musicale ou cinématographique. J’ai été piqué.“
Une passion pour l’esthétique visuelle directement liée au travail de son père donc, qui commence par le dessin – la BD surtout – avant de s’orienter vers la caméra. Dès ses 15 ans, le jeune homme fonde le collectif Kourtrajmé avec des noms bien connus du cinéma français d’aujourd’hui : Romain Gavras, Mathieu Kassovitz ou encore Vincent Cassel.
Un sourire aux lèvres, Kim Chapiron se souvient :
En 1986, mon voisin du dessus était Kassovitz, qui commençait ses premiers pas en court métrage […]. Il y avait toute une sorte de gang mélangeant musique et cinéma (Kassovitz, le groupe Assassin, Vincent Cassel…). C’est cette énergie qui m’a donné envie de passer du dessin au film.
Kourtrajmé permet au jeune cinéaste de faire ses premiers pas en réalisation, entre Paris et la banlieue. De ce tourbillon artistique naissent plusieurs courts métrages – Paradoxe perdu, La Barbichette – à l’esthétique urbaine très marquée. Ce traitement de l’image est permis grâce à un fisheye offert par Kiki Picasso à son fils :
Mon père avait ramené de Chinatown un fisheye qui marque quand même, le début de l’esthétique hip-hop. Nous avons eu la chance d’en avoir un très tôt et c’est devenu un peu une marque de fabrique, un grand angle qui dynamise l’image et la rend un petit peu moins “film de famille”. Ça nous permettait de styliser notre image très rapidement, avec cet objectif qui rendait quasiment tout cool.
“Fabriquer de la fiction avec de la réalité”
Si l’héritage de Kourtrajmé se ressent davantage dans Sheitan que dans ses autres longs métrages, Kim Chapiron confie en avoir gardé l’essentiel : la spontanéité.
Le vrai apport de la dynamique Kourtrajmé c’était de faire des films avec tout, avec les potes qui traînent, avec une anecdote… La Crème de la crème a été fait très spontanément. J’ai rencontré Noé Debré [le co-scénariste] et Benjamin Elalouf [le producteur] en bas de chez moi. Ils avaient un traitement d’une trentaine de pages, qui à l’époque s’appelait “Business school”. Le lendemain on était déjà en train de travailler ensemble.
Un travail qui le pousse à pénétrer pendant de longs mois dans un monde qu’il a toujours regardé de loin. Car Kim Chapiron, qui n’a jamais suivi d’études supérieures, se retrouve soudain plongé dans la frénésie de la vie étudiante. Il parcourt toute la France à la rencontre des jeunes dont il souhaite parler dans son film, notant minutieusement sur un calepin leurs anecdotes, leurs expressions et leurs rituels.
Comme il l’avait fait pour Dogpound en se rendant dans des prisons américaines, le réalisateur veut s’imprégner au maximum des univers de ses sujets afin de les retranscrire le plus fidèlement possible à l’écran. Il n’a donc pas hésité pour La Crème de la crème, en plus de ses observations sur le terrain, à s’entourer d’étudiants pendant l’écriture. “Ce que j’aime dans ce genre de processus de création, c’est fabriquer de la réalité avec de la fiction et fabriquer de la fiction avec de la réalité. C’est vrai que ce paradoxe est amusant et je continuerai à le faire. J’adore me promener dans mon scénario réel pour en sortir une fiction.”
Et il procède de la même façon au niveau du casting. “Je cherche des personnalités“, dit-il. Ses héros ne sont pas des têtes d’affiche, mais des jeunes talents qu’il déniche avant de les faire éclore sous l’objectif de sa caméra. Ce fut notamment le cas de Leïla Bekhti, révélée par Sheitan en 2005 et lauréate du César du meilleur espoir féminin en 2011 pour Tout ce qui brille.
“Une violence en sous texte”
Jusqu’à maintenant Kim Chapiron était associé à un cinéma cru et violent. Dans La Crème de la crème une chose dénote particulièrement : le traitement des images est plus soft. Alors que le sujet des étudiants proxénètes aurait facilement pu le conduire à des scènes sexuellement explicites et des dialogues très acides, force est de constater que le film tranche avec ses précédentes réalisations. Le cinéaste serait-il en train de s’assagir ?
C’est quelque chose qui va sûrement de pair avec l’âge. Mais le propos reste le même dans mes trois films, c’est une tentative de découverte des limites […] Je trouve qu’il y a plein de choses similaires entre les ados de Sheitan et ceux de La Crème. La violence dans mes deux précédents films était plus visible. Là elle est en sous-texte, voire même plus dure.
Quoi qu’il en soit, Kim Chapiron est en perpétuelle quête de renouvellement. Il n’a pas perdu son goût pour la provocation et aime toujours jouer avec les spectateurs. Il veut être là où on ne l’attend pas, et passe avec aisance d’un genre cinématographique à un autre, toujours avide d’expériences inédites. L’adolescence, le réalisateur de 33 ans la laisse désormais derrière lui et compte se concentrer dans son prochain film sur un personnage de son âge :
J’aimerais traiter de ce moment spécial, lorsque l’on rompt avec sa famille de sang pour se fabriquer une famille nucléaire. Notamment avec ce personnage qui vit ce que je vis… Finalement, dans un film on parle de soi et encore une fois, je veux être en phase avec ce que je vis.