Une baston dans un couloir (Old Boy), un flic perdu dans la nuit (True Detective, saison 1, épisode 4), une embuscade dans la forêt (Les Fils de l’homme) ou un gamin qui se balade à tricycle dans un hôtel (Shining) : on ne compte plus les plans-séquences qui sont devenus cultes.
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Au cinéma, il y a aussi des longs-métrages qui ressemblent à des plans-séquences, mais qui n’en sont pas – La Corde de Hitchcock ou Birdman d’Alejandro González Iñárritu en font partie. Mais alors que Sam Mendes a l’intention de réaliser son prochain long-métrage de la sorte, on s’est intéressé à cinq projets fous qui ont été véritablement tournés en une seule et unique prise.
Time Code : un projet fou, fou, fou, fou (2000)
Time Code est à part dans l’histoire du cinéma. On est à l’aube des années 2000 et voilà qu’un réalisateur, Mike Figgis, alors connu pour avoir réalisé Leaving Las Vegas, décide de mettre quatre millions de dollars dans le tout premier long-métrage filmé de A à Z sans aucune coupure et avec… quatre plans. Quatre plans qu’on nous montre en même temps, grâce au procédé du split screen, et ce pendant 94 minutes.
Sans qu’on ne voie une seule fois une perche ou un technicien dans le champ de la caméra, le cinéaste britannique a réalisé le premier film de l’histoire filmé en plan-séquence, avec quatre caméras qui enregistraient simultanément quatre histoires différentes pouvant parfois se rejoindre. Ce 4 x 94 minutes a nécessité 15 tentatives réparties sur deux semaines.
La 16e tentative est la bonne : le film est tourné le 19 novembre 1999. Il est 15 heures et les acteurs réussissent l’impossible : enchaîner les différentes situations préparées et négocier avec succès tous les problèmes rencontrés.
Au Guardian, Mike Figgis précise :
“Les premiers jours, toute l’équipe se marrait et passait un bon moment. Mais je savais que cela pouvait se détériorer. Donc une fois que les acteurs ont arrêté de s’amuser avec leurs dialogues respectifs, ils ont commencé à prendre du recul […] : l’improvisation n’était plus seulement une affaire de dialogues intelligents mais une manière de manipuler et poser quelque chose, ainsi qu’une façon de joueur sur les longueurs des pauses.”
Aussi, Mike Figgis a institué une règle d’or : à chaque tentative de tournage, les acteurs devaient changer de tenue, afin de ne pas utiliser les rushs des précédents essais pour le montage final. L’idée ? Aucune tricherie et aucun compromis pour ce projet cinématographique qui fut exploité commercialement à l’époque de la naissance de la télé-réalité (avec la toute première saison de Loft Story en France). Et le casting – composé notamment de Saffron Burrows, Jeanne Tripplehorn et Salma Hayek –, devait choisir ses vêtements et se maquiller sans l’aide de quiconque, par souci de réalisme.
Notons aussi que le scénario a été écrit sur une partition de musique : chaque ligne représentait une minute du film. Ancien musicien, Mike Figgis a, en post-production, beaucoup travaillé sur le mix sonore de Time Code : si le son peut être au même niveau pour les quatre plans, l’un des plans prend parfois le dessus, entraînant un changement total de la perception du spectateur.
L’Arche russe : 300 ans d’histoire en un plan-séquence (2002)
96 minutes : c’est la durée de L’Arche russe d’Alexandre Sokourov, un réalisateur qui officie dans le cinéma depuis la fin des années 1970. Tourné en numérique, à la différence de Time Code, il est aussi ambitieux sur le fond que sur la forme.
Son histoire est celle de la Russie (rien que ça). Deux personnages la conduisent : le narrateur, qu’on ne voit jamais, accompagné d’Astolphe de Custine. Ce dernier est un écrivain français connu pour avoir écrit en 1839 La Russie, un ouvrage qui fit connaître aux Européens l’empire russe d’alors conduit.
300 ans d’histoire de la Russie sont ainsi racontés dans un seul et même endroit, le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. On croise le tsar Pierre le Grand, on rencontre le poète Alexandre Pouchkine et on danse au dernier bal de l’Ermitage, en 1913.
Les chiffres de ce tournage donnent le tournis : plusieurs mois de répétition, 850 acteurs, près de 1 000 figurants… Ce n’est que la quatrième prise qui fut un succès, dans la journée du 23 décembre 2001.
Temps réel : un braquage en direct (2002)
Avant Victoria, que l’on considère souvent comme LE film en plan-séquence, il existait Temps réel, un film du réal mexicain Fabrizio Prada, qui a sillonné les festivals dès 2002. Histoire de braquage qui a partagé les critiques, ce film n’a pas marqué les esprits pour sa mise en scène et son propos. L’intrigue nous fait suivre des voleurs déguisés en agents de sécurité, dont le seul but est de récupérer un pactole dans un entrepôt – mais ils finissent par s’entretuer.
Pour la petite histoire, le réalisateur a opté pour ce type d’écriture cinématographique pour mieux happer l’attention du public. Selon lui, le grand drame de son pays est que les spectateurs ne voient que des blockbusters hollywoodiens et se détournent complètement des films indépendants à tout petit budget.
Après huit mois de préparation et onze tentatives, le film de 86 minutes, aussi discret soit-il sur notre continent, est entré dans le livre Guinness des records (plus pour sa performance technique que son ambition artistique).
Victoria : de l’art de faire la fête (2015)
2 heures et 14 minutes sans jamais couper la caméra. 2 heures et 14 minutes avec une équipe mobile qui retient son souffle, à chaque seconde qui s’écoule. 2 heures et 14 minutes qui suivent une jeune espagnole (Laia Costa) d’une boîte de nuit aux rues de Berlin, rencontrant un groupe d’Allemands, les suivant sur un rooftop, buvant des bières, jusqu’à ce que le jour se lève. Jusqu’à ce que tout bascule.
Trois prises “suffiront” pour mettre en boîte ce véritable ovni cinématographique qui suit, en temps réel, cette douce période de la nuit qui s’ouvre au jour, précisément entre 5h42 et 7h56. Si les deux premières tentatives n’ont pas fonctionné, ce n’est pas pour une raison technique, un acteur qui se plante ou une caméra qui foire son travelling. Non. La première prise était tout simplement trop “sage”, la deuxième trop “folle” selon son réalisateur. Et la troisième réussit à trouver le ton, alors que l’équipe de tournage pensait abandonner le projet.
Comme base scénaristique, la troupe d’acteurs s’est appuyée sur un scénario de 12 pages. Autant dire qu’une grande partie des dialogues ont été improvisés. Il faudra une dizaine de répétitions pour que les acteurs puissent connaître à la perfection le déroulé du scénario, avec des mots-clés comme “vol de bière” ou “boîte de nuit”. Pour que la géographie des lieux de tournage soit optimale, le décor de la boîte de nuit a été spécialement conçu pour les besoins du film.
Deux problèmes auraient pu mettre à mal la troisième version de Victoria. Tout d’abord un élément externe au jeu des acteurs : le tournage a croisé la route de deux touristes russes un peu éméchés qui ont failli intervenir alors que l’un des personnages du film faisait une fausse crise de panique. Sebastian Schipper a alors dû les repousser, jusqu’à, presque, en venir aux mains, hors champs.
La deuxième aurait pu perturber le jeu des acteurs : la scène se déroule dans une chambre d’hôtel et l’un des personnages, tout juste blessé, vient montrer sa plaie à Victoria. Problème : le comédien a oublié de récupérer le faux sang et de l’étaler sur son corps, au niveau de l’abdomen. Le réalisateur, hors champs, n’a d’autre choix que de demander à l’actrice Laia Costa de rapidement remettre le drap sur lui, de s’éloigner de lui, pour qu’il puisse réparer son erreur. Le tournage était alors à deux doigts de se terminer.
Pour Sebastian Schipper, réalisateur de Victoria, ce long-métrage était avant tout une “expérience”, celle dont on se souvient lorsque les lumières de la salle se rallument :
“Nous voulions absolument créer de toutes pièces une véritable expérience pour le spectateur, pour cela il fallait que c’en soit une pour nous, pour l’équipe technique, pour les acteurs, pour tous ceux qui y participaient”.
Il est à noter, aussi, que l’alcool consommé par les acteurs n’a rien de factice. Au plus proche du réel, il fallait aussi que les bières soient de véritables bières. Une aventure immersive qui fera dire à Darren Aronofsky, président de la Berlinale en 2015, et cinéaste connu pour Mother et Requiem for a Dream : “Ce film m’a secoué et il va secouer le monde entier”.
Utøya, 22 juillet : l’horreur en simultané (2018)
En 2018, deux réalisateurs se sont emparés du périlleux sujet de l’attaque terroriste qui a eu lieu sur l’île Utøya le 22 juillet 2011. L’un a été plus ambitieux que l’autre. À ma gauche, Paul Greengrass (Jason Bourse) qui a sorti Un 22 juillet sur Netflix. À ma droite, un réalisateur un peu moins connu répondant au nom d’Erik Poppe qui a préféré l’écran de cinéma comme support de diffusion et le plan-séquence comme moyen d’expression. Malgré cette visée artistique, son projet lui a valu autant de larmes et d’indignation que d’applaudissements.
Cette technique du plan-séquence est ici plus une claque visuelle qu’un outil totalement gratuit et spectaculaire. Le mouvement constitue une indéniable plus-value pour l’histoire, puisque la durée du film égale celle de la durée de l’attaque, justifiant le choix du plan-séquence.
Pendant ces 72 minutes, on suit Kaya, une jeune travailliste qui campe sur l’île le jour des atrocités. Elle erre sur Utøya à la recherche de sa sœur tout en évitant les tirs du néo-nazi Anders Behring Breivik, déguisé en policier. Sous une tente, dans la forêt, aux pieds des falaises… la tension est palpable aux quatre coins de l’île, dans ce huis clos à ciel ouvert.
L’histoire raconte que le tournage n’aurait duré que cinq jours et on parle au total de seulement trois prises. Si dans le cinéma contemporain on garde en tête Victoria comme une référence en l’art de faire un film en plan-séquence, Utøya n’est pas moins glaçant de par son sujet : dans ce carnage, 69 jeunes ont perdu la vie ce jour-là et 33 autres ont été blessés.
Article écrit par Lucille Bion et Louis Lepron