La gastronomie et l’alimentation sont deux univers où l’émergence de nouvelles tendances va bon train. Au beau milieu des nouveaux produits stars, des chefs à la mode et des établissements incontournables, il est clairement une hype que je n’ai pas vu venir : le retour en grâce de la culture de la tomate.
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C’est en rendant visite à ma famille, dans la région bordelaise, que la chose m’est apparue comme une évidence. Au fond du jardin, mon oncle à la retraite s’était lancé dans la culture de 32 variétés de tomates rares et anciennes. Pour le plaisir et la curiosité, m’assurait-il, avant de me prévenir qu’il était loin d’être le seul à s’engager dans une telle entreprise.
Ces dernières années, les particuliers, novices ou confirmés, ont ainsi été de plus en plus nombreux à s’essayer à la culture – pas si nouvelle – de tomates à petite ou moyenne échelle. Les associations et clubs de jardinage, y compris les plus anciens, ont tout particulièrement pu observer ce regain d’intérêt du grand public pour le fruit.
“Nous sommes passés de 230 adhérents, lors de notre premier exercice en 2007, à environ 1 500 aujourd’hui, répartis dans le monde entier”, se félicite Roland Robin, président de l’association Jardins de Tomates, qui dispose aujourd’hui d’une collection de près de 2 500 variétés différentes de tomates.
Aujourd’hui, l’engouement s’observe aussi bien dans les festivals et les événements dédiés à la tomate, qui font le plein d’amateurs et de curieux, que sur les balcons des centres urbains où la culture de plantes en tous genres, est en plein boom, en particulier auprès d’un public plus jeune. Un business florissant, donc, qui lui vaut même une longue enquête dans le dernier numéro du magazine Society.
“La tomate, c’est un peu comme le vin”
Mais pourquoi la tomate jouit-elle d’un tel engouement, plutôt qu’un autre fruit ou légume ? Qu’est-ce que la tomate a-t-elle bien pu faire pour rassembler autant d’adeptes ? Sur ce point, les passionnés et collectionneurs de tomates sont unanimes : les gens veulent (enfin) retrouver du goût dans leur assiette. “C’est le fruit le plus consommé dans le monde et il offre une palette de couleurs, de formes et de goûts extraordinaires, fait remarquer Roland Robin. La tomate, c’est un peu comme le vin. Elle a des notes, des saveurs et des arômes très fins. Puis aujourd’hui, il faut le dire, les gens en ont marre des tomates insipides de grandes surfaces.”
Un constat que partage Sophie Prial, une passionnée de tomates qui partage son amour du fruit et l’évolution de ses récoltes sur son blog. “C’est un fruit que tout le monde aime, avec lequel on peut faire énormément de choses. Mais le marché est inondé de tomates toutes identiques, toutes brillantes… Alors, quand on découvre une assiette avec plein de couleurs différentes, ça donne forcément envie”. Et puis à l’inverse de nombreux autres fruits ou légumes, la culture de la tomate est ludique, rapide et requiert relativement peu d’entretien.
Dans une époque où l’on n’hésite plus à parler d’une “revanche du terroir” pour décrire le retour progressif aux produits issus d’une agriculture responsable, la culture de la tomate en associations, en clubs ou en petits groupes de passionnés n’a rien de surprenant. Il s’agit là d’une manière de se détourner des circuits traditionnels de la grande distribution, tout en étant un bon moyen de sociabiliser autour d’une passion commune.
“Plusieurs personnes avec qui j’ai échangé des graines et des plants sont aujourd’hui devenues des ami·e·s. On communique depuis plus d’une dizaine d’années maintenant”, explique Sophie Prial. Parmi les membres de l’association Jardins de Tomates, on retrouve des profils très différents : des jeunes, des cadres supérieurs, des retraités, des enseignants… “On peut penser que la culture de tomates s’adresse surtout aux personnes aisées, mais ce n’est pas ce que l’on observe”, note Pascal Antigny, collectionneur amateur et indépendant de tomates.
“Don Quichotte de la tomate”
Malgré toute la dimension récréative de ces initiatives, souvent bénévoles, les différents clubs et associations n’échappent toutefois pas toujours aux querelles.“Il existe parfois des conflits de personnes, bien sûr, mais comme on en voit partout, rien de plus”, tempère Pascal Antigny. Au cœur de cette discorde, des divergences d’opinions quant à la philosophie et l’éthique à adopter. L’association Jardins de Tomates, par exemple, met un point d’honneur à ne pas vendre ses graines.
Le seul moyen de s’en procurer, c’est en s’acquittant des frais d’adhésion annuels (20 euros) à la structure. Les plants sont ensuite envoyés aux membres de l’association un peu partout en France et dans le monde entier. “Certains ont choisi de vendre des graines pour financer leur activité, mais ce n’est pas la voie qu’a choisie notre association, qui tient à conserver ses valeurs de partage. Ils ont le droit de fonctionner ainsi, mais cela ne correspond pas à notre éthique, prévient Roland Robin, avant de nuancer. Attention, nous ne sommes pas non plus les Don Quichotte de la tomate.”
Du côté des passionnés, des associations et des petits collectionneurs qui ont fait le choix inverse, la vente de graines et de plants ne doit pas être diabolisée. En Savoie, Sophie Prial fonctionne avec le troc ou, quand ce n’est pas possible, avec la vente de graines issues de sa collection personnelle. “Soit on a un peu de temps et on accepte de se consacrer à une structure, soit on se tourne vers des vendeurs, explique-t-elle. Contrairement à certaines associations, je vends en petites quantités, et cela répond à une demande.” Avec le temps, elle a effectivement remarqué que certains particuliers commençaient à se lasser du fonctionnement traditionnel par adhésion. “Sur les 20 ou 30 graines que l’on va recevoir, on va en semer 4 ou 5, et semer le reste l’été suivant, plutôt que de s’essayer à d’autres variétés. Cela n’incite pas vraiment à la découverte et à la curiosité.”
Vendre ou partager, il faut choisir
Ancien membre de Jardins de Tomates, Bruno Fournier a fondé l’Association internationale de tomatophilie qui rassemble quelques-uns des principaux collectionneurs de graines de tomates rares et anciennes. En plus d’un système d’adhésion à l’année, il vend également des graines par l’intermédiaire d’une autre association, Cultive ta rue. Un moyen indispensable pour lui de répondre aux besoins du grand public. “Beaucoup d’amateurs ne souhaitent pas adhérer à une structure. On leur donne ainsi la possibilité d’obtenir les graines qu’ils veulent quand ils le veulent, sans avoir de comptes à rendre”, analyse-t-il.
Mais ce modèle économique est aussi un moyen incontournable, à ses yeux, de pérenniser son activité. À l’inverse d’autres associations reconnues d’intérêt général – à l’image de Jardins de Tomates –, lui ne touche aucune subvention publique. “La différence est là. Nous sommes des cultivateurs indépendants. C’est avec notre argent de poche que nous nous finançons, déplaçons et logeons lors des expositions et divers événements”, précise-t-il. À ceux qui lui reprocheraient de s’adonner à une activité opportuniste, à visée lucrative, Bruno Fournier rappelle qu’il administre également une page Facebook sur laquelle des particuliers peuvent s’échanger des graines et plants gratuitement.
“Le souci, c’est que nous n’avons aucun contrôle sur ce qui est échangé sur cette page. Alors, il vaut parfois mieux acheter ou troquer avec des gens de confiance. Ce que nous proposons, nous, c’est la garantie d’obtenir des graines de tomates en toute sécurité. Des tomates dont nous connaissons la source, la provenance et l’origine.” Et cela a un prix.
Tomates multicolores et contrebande
Mais s’il y a bien un point sur lequel les deux camps s’accordent et se rejoignent, c’est sur la question de la contrebande. Avec comme ennemi commun les revendeurs peu scrupuleux, conscients de l’engouement grandissant autour de la tomate et de l’inexpérience de certains clients, qui ont pris leurs quartiers sur les différents sites de commerce en ligne.
Le plus souvent, les faussaires achètent en gros des graines livrées depuis la Chine pour presque rien, avant de les revendre deux ou trois fois leur prix. Voilà comment sur Amazon, eBay, Le Bon Coin ou Etsy, il est aujourd’hui possible de se procurer une immense variété de graines de tomates, sans garantie aucune de leur origine ou de leur authenticité. Car le contrôle des graines est tout simplement impossible à mettre en place pour les plateformes et les autorités.
“Les photos de tomates sont souvent retouchées sur Photoshop. Sur ces sites, vous pouvez acheter des tomates bleues, rose fluo, qui ressemblent davantage à des décorations de Noël. Mais des tomates multicolores, cela n’existe pas, souffle Bruno Fournier. Si c’est pas cher, c’est qu’il s’agit d’un attrape-nigaud.” Malheureusement, les faussaires n’agissent pas que sur ces sites.
Ces dernières années, en France comme en Allemagne ou en Belgique, les revendeurs mal intentionnés se sont aussi multipliés sur les divers événements dédiés à la tomate. “Nous avons déjà été contactés lors d’une exposition. Quelques personnes ont essayé de nous entraîner dans ce genre d’histoires, mais nous avons poliment refusé”, raconte Roland Robin.
En attendant que les autorités s’emparent du problème, les clubs et associations de tomates ont de beaux jours devant eux. Après des années de monopole des grands semenciers, de lutte et d’activisme pour la préservation de la biodiversité, l’Union européenne a finalement décidé, en avril 2018, d’autoriser les maraîchers et agriculteurs bio à céder leurs propres semences sans que cela soit considéré comme une activité illégale.