Pourquoi une soupe de betterave sème la zizanie entre l’Ukraine et la Russie

Pourquoi une soupe de betterave sème la zizanie entre l’Ukraine et la Russie

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© Getty Images

Un tweet d’une ambassade de Russie a mis le feu aux poudres quant à l’origine du bortsch, une célèbre soupe venue de l’Est.

Chef populaire en Ukraine, Ievgen Klopotenko est aujourd’hui au cœur d’une guerre avec la Russie, “la guerre du bortsch”, qu’il a déclenchée en revendiquant la fameuse soupe à la base de betterave et choux comme patrimoine culturel de Kiev. “Je n’aime pas vraiment appeler ça une guerre pour le bortsch, mais en fait, c’est ce que c’est”, assure M. Klopotenko, 33 ans, chevelure frisée et diplôme de l’école culinaire française Le Cordon Bleu dans la poche, dans son restaurant de cuisine ukrainienne du centre de Kiev.

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Star des réseaux sociaux, il a apporté en octobre une casserole de bortsch à une réunion du ministère de la Culture pour le convaincre de proposer ce plat pour la liste du patrimoine immatériel mondial de l’Unesco qui compte déjà la gastronomie française, la pizza napolitaine ou le vin de la Géorgie. Le ministère n’a pas pu résister et a annoncé préparer le dossier ukrainien pour l’Unesco qui va clore la réception des candidatures en mars 2021.

La Russie, dont les rapports avec Kiev sont au plus bas depuis sept ans, a été piquée au vif. “Le bortsch est un aliment national de nombreux pays, dont la Russie, le Bélarus, l’Ukraine, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et la Lituanie”, a écrit sur Twitter l’ambassade de Russie aux États-Unis. Peu après, le gouvernement russe a qualifié le bortsch d'”un des plats russes les plus célèbres et les plus appréciés”, sur son compte Twitter officiel.

Selon les Ukrainiens, un mets portant ce nom fut cependant évoqué pour la première fois en 1548 dans le journal d’un voyageur européen qui en acheta une portion sur un marché à Kiev. Et cette soupe n’arriva en Russie que bien plus tard via des colons ukrainiens, affirme Kiev. Jadis partie de l’Empire russe, puis de l’URSS, l’Ukraine, dont une bonne partie de la population parle russe, est largement restée dans la zone d’influence politique mais aussi culturelle de son puissant voisin même après la chute de l’Union soviétique en 1991.

Mais l’annexion en 2014 par la Russie de la péninsule ukrainienne de Crimée et la guerre dans l’est du pays avec les séparatistes pro-russes parrainés par le Kremlin a fait changer la donne provoquant une montée du patriotisme et une quête de l’identité nationale dans le pays. Après des siècles de domination russe, “notre nation manque d’identité, nous n’avons rien qui serait à nous, ils nous ont tout pris”, estime M. Klopotenko.

“Lorsque j’ai commencé à étudier la nourriture et la cuisine ukrainiennes, je me suis rendu compte que la cuisine ukrainienne n’existait pas. Tout est soviétique”, dit le jeune chef. L’URSS a “avalé” l’Ukraine, “l’a mâchée et recrachée […] Nous ne savons pas qui nous sommes ou ce que nous sommes”, lance-t-il. Olena Chtcherban, une ethnologue et historienne ukrainienne de 40 ans, tique en voyant ce plat appelé “soupe russe” à l’étranger où il est souvent associé à la Russie.

“Nous avons des langues, une culture et une nourriture différentes”, souligne la jeune femme, vêtue d’un costume national au petit musée du bortsch qu’elle vient d’ouvrir à Opichnia, dans le centre de l’Ukraine, après y avoir organisé pendant sept ans un festival consacré à cette soupe. “Le bortsch est le deuxième plat que j’ai mangé après le lait de ma mère”, assure-t-elle.

Contrairement aux Français ou Italiens qui “se targuent de leur cuisine”, les Ukrainiens connaissent “mal leur histoire” et “manquent de fierté” pour leur gastronomie, relève encore l’ethnographe. Pour M. Klopotenko, l’amour pour le bortsch constitue l’un des rares éléments partagés par les Ukrainiens, divisés sur de nombreux sujets allant de l’histoire à la géopolitique. “Même si je déteste quelqu’un, quand il rentre chez lui, et moi, je rentre chez moi, nous mangeons chacun du bortsch”, explique-t-il. “Le bortsch, c’est ce qui nous unit”.

Konbini avec AFP