Si l’on pensait tout connaître, ou presque, du George-V, il faut bien se rendre à l’évidence et admettre que le palace le plus emblématique de la capitale a encore de nombreux secrets bien gardés. Après avoir eu l’immense chance de visiter la cave à vin, unique et à l’accès quasi impossible, nous avons récemment eu l’honneur de lever un autre grand mystère que le monument gardait bien enfoui jusque-là.
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Dans les cuisines tentaculaires du palace, où une fourmilière de cuisiniers s’active chaque jour pour remplir les assiettes des trois restaurants de l’établissement (Le George, Le Cinq et L’Orangerie), il est une cheffe pas comme les autres. Une cuisinière discrète qui opère seule afin de confectionner l’une des pasta les plus courues de la capitale, servie à la table étoilée du chef italien Simone Zanoni.
Aujourd’hui solidement installée dans les cuisines du George-V, Tomomi Ohashi n’a pas toujours été la reine incontestée des pâtes que l’on sait désormais. Après avoir travaillé au Japon, puis en Italie et en Suisse, c’est en 2015 qu’elle pose ses valises à Paris. Elle débute alors avec le tout premier chef du George, avant l’arrivée de Simone Zanoni quelques mois plus tard. Un temps chargée des jus et des cuissons, elle bifurque finalement à l’un des postes les plus exigeants et rigoureux de la brigade, à la fabrication des pâtes.
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Comme de l’origami
Les mains pleines de farine, elle nous a conviés ce jour-là à venir découvrir les coulisses des cuisines du George et son quotidien peu singulier. “D’abord, il faut pétrir la pâte pour lui donner la bonne consistance, puis la passer au laminoir jusqu’à obtenir la bonne épaisseur, qui doit être ni trop épaisse, ni trop fine. Enfin, il faut la découper et la plier selon une méthode bien précise, qui change selon le type de pâte souhaité : agnolotti, del plin, tortelli… Un travail de pliage qui peut être comparable à l’origami. Cela fait des années que je m’y consacre des heures durant. Et puis la créativité, enfin, car notre chef Simone Zanoni fait évoluer les recettes constamment : à chaque saison correspond une nouvelle pâte… et autant de travail de création pour mettre au point le façonnage parfait”.
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Si la confection des pâtes au quotidien peut sonner comme un exercice redondant aux yeux des non-initiés, il n’en est rien. “Façonner des pâtes demande une vraie expérience, une réelle maîtrise, mais aussi de la créativité”, nous confie-t-elle. “Il faut être précis, rigoureux, et savoir faire preuve de régularité car toutes les pâtes doivent avoir la même forme, la même taille et le même poids. Une assiette de tortelli ou d’agnolotti irrégulière, c’est-à-dire avec des tailles ou des formes différentes, est inconcevable au George. Nos pâtes sont étoilées, ainsi, pour nos clients elles se doivent d’être parfaites tous les jours de la semaine et toute l’année”.
Sans oublier que des pâtes hétérogènes à la fabrication donneront, par la force des choses, des pâtes irrégulières au moment d’être servies. “Outre l’aspect visuel, le façonnage des pâtes a également un impact réel sur la cuisson. En effet, si les pâtes sont toutes différentes les unes des autres dans leur taille ou l’épaisseur de la pâte, la cuisson ne sera pas harmonieuse. Les plus petites cuiront trop vite, les plus grosses seront, elles, trop croquantes…”.
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Le ballet des pâtes
Forcément, cela exige une sagesse dont Tomomi Ohashi est l’une des rares à détenir le secret. “Il faut être extrêmement patient, calme, de ne pas se perturber ni déconcentrer, même quand les journées sont longues. Un service au George – soit environ une centaine de couverts – représente quatre à cinq heures de travail, mais tout cet investissement et cette concentration se fait dans une ambiance bon enfant”, insiste-t-elle.
“C’est important de s’amuser. D’ailleurs, les collègues des autres services s’arrêtent régulièrement pour observer discrètement le ballet des pâtes.”
Chaque jour, ce sont près de mille pâtes farcies qui voient le jour entre les petites mains de Tomomi Ohashi, mais également celles de Gabriel Guillermo qui l’assiste depuis quelque temps. “Il est pâtissier de formation et c’est très intéressant car les métiers sont similaires, exigent les mêmes qualités, la même maîtrise du geste. C’est très enrichissant.” À notre question, un brin piégeuse, lui demandant si son savoir-faire unique fait d’elle l’une des meilleures dans son domaine, elle répond d’un éclat de rire timide. “La meilleure, je ne sais pas, mais entre mes racines japonaises et mon cœur italien, je suis une véritable sensei de la pasta”.
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Il aura toutefois fallu de longues années avant que Tomomi Ohashi atteigne cette expertise si précieuse. “Lors de mes expériences précédentes, je fabriquais déjà les pâtes, mais à ma façon. Quand j’ai rejoint le George et Simone Zanoni, il a fallu apprendre à travailler selon sa technique. Une technique qu’il a lui-même apprise de sa grand-mère avec qui il confectionne toujours les pâtes quand il lui rend visite en Italie, confie-t-elle. J’ai donc dû apprendre avec son goût, apprendre à découvrir son univers…”
“Sensei de la pasta”
Et puis le chef crée en permanence de nouvelles recettes. “Cela ne me laisse pas le temps de me reposer sur mes acquis”. De cette relation unique dans les cuisines du George-V est née une véritable complicité. “À chaque nouvelle recette, nous échangeons : je lui fais des propositions, des essais de forme, de taille, afin de trouver celle qui s’adapte le mieux à la farce et au type de cuisson qu’il souhaite. Ça n’en donne peut-être pas l’air, mais il y a un gros travail de recherche et développement derrière les pâtes, sourit-elle.
“Il faut que les pâtes soient visuelles, appétissantes, mais il faut aussi que la technique de façonnage utilisée ne soit pas trop compliquée à reproduire, compte tenu de la quantité que nous devons produire chaque semaine.”
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Force tranquille
Alors que Tomomi Ohashi se repenche sur ses agnolotti, Simone Zanoni apparaît au loin dans les cuisines. Quelques minutes avant le service, il fait un crochet en notre direction afin de nous saluer et, surtout, de nous dire la chance qu’il a de pouvoir compter sur une telle cheffe dans son équipe. “Ma brigade au George est une brigade de choc. Ils préparent, cuisent, envoient les assiettes avec une énergie et un rythme incroyable, nous explique-t-il. Mais si la découpe précise de nos viandes et poissons, les marinades aromatiques de nos fameux crudo, la préparation des incontournables vitello tonnato ou de la tatin de tomates est l’apanage de toute mon équipe de cuisine, rodée à l’exercice, le façonnage des pâtes ne peut être confié qu’à une véritable force tranquille. En l’occurrence, Tomomi, dont le rôle dans la brigade est clé”.
Force tranquille… et imperturbable, selon les dires du chef. “Dans le tourbillon de la cuisine, Tomomi ne se déconcentre jamais, ne se laisse pas dépasser par les moments de rush, par les bruits et mouvements alentours… D’ailleurs, son calme olympien tranche parfois avec l’activité environnante. Tomomi, c’est une concentration sans faille, une précision d’horloger… Elle est imperturbable. Des qualités indispensables pour que nos assiettes de pâtes étoilées soient irréprochables”.
“Tomomi a un savoir-faire unique. C’est très dur d’avoir une telle régularité dans le geste, pour que les pâtes aient la même taille, la même forme, le même poids. Il y a une vraie discipline derrière ce travail. En quelques années, Tomomi a su faire de son travail un véritable art, à l’image des maîtres sushis au Japon.”
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Simone Zanoni, lui aussi, insistera sur la puissance et la richesse des échanges qu’ils entretiennent au quotidien. “Tomomi m’écoute patiemment et arrive toujours à retranscrire mes idées grâce à son talent, sa patience, son attention permanente au détail”, dit-il. Mais alors, n’y a-t-il pas une part de chauvinisme à voir une cheffe non-italienne maîtriser autant l’art de la pasta ? “Justement, je pense que Tomomi est la personne idéale, s’enthousiasme-t-il. Que pourrait donc bien donner un concours de fabrication de pâtes entre lui, chef étoilé, et Tomomi ? “C’est perdu d’avance”, plaisante-t-il.
“Il me faudrait deux fois plus de temps pour faire son geste, et je ne suis même pas sûr que mes pâtes seraient aussi parfaites que les siennes. Elle a travaillé huit ans en Italie, à Carrare, en Toscane. Elle y a découvert le terroir italien, développé son savoir-faire autour des pâtes. Elle travaillait dans un restaurant et a appris l’italien là-bas. D’ailleurs, aujourd’hui, dans la brigade elle parle au quotidien dans cette langue… et elle la maîtrise même mieux que certains de l’équipe !”.
Quant aux pâtes, que nous avons déjà goûtées à plusieurs reprises, nul besoin de s’épancher. Elles sont tout simplement exceptionnelles, au moins autant que le savoir-faire de celle qui leur donne vie chaque jour.