S’il squatte votre fil Instagram et vous fait saliver à chaque nouvelle photo, le duo derrière The Social Food est pourtant relativement discret. À l’occasion de la sortie de son livre, le couple nous a accordé une longue interview où l’on a parlé de recettes, d’influenceurs, de jolis ustensiles de cuisine et de sauce pimentée.
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Généralement, on évite de commencer avec ce genre de question, mais là, on n’a pas le choix tant il est difficile de résumer votre travail. Pouvez-vous donc vous présenter avec vos propres mots ?
Shirley | À chaque interview, on répond un truc différent (rires). Nous-mêmes, on ne sait pas trop mettre de mots sur notre métier. On aime bien dire qu’on est un studio de création autour de la cuisine et qu’on fait de la photo avant tout. On met en lumière le travail de producteurs, de restaurateurs et des différents acteurs de la gastronomie.
Mathieu | On travaille aussi pour des marques. On fait du consulting ou de la “marque blanche” : soit on fait des shootings, soit on crée des recettes, soit on bosse sur la direction artistique ou le set design. Ça dépend des fois. En fait, on agit sur plein de domaines mais toujours autour de la nourriture.
© The Social Food
Pouvez-vous décrire ce qu’est votre travail aujourd’hui ?
Shirley | Pour les restaurants, on a une partie community management : on va les aider à avoir de la visibilité grâce à leur compte Instagram. On va aller shooter une fois par mois, à la manière d’un reportage, et s’intéresser à l’histoire du resto, son ADN… L’idée est de rendre le tout esthétique pour faire découvrir l’univers du restaurant sur Instagram. On bosse par exemple avec Le Verre Volé, Faggio ou encore Yam’Tcha.
“La nuit, on bossait comme barman et on gardait tous nos pourboires pour aller au resto ou voyager.”
Vous n’avez pas toujours été cantonnés à ces métiers. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre, puis vos débuts ?
Shirley | On s’est rencontrés à 14 ans, le jour de mon anniversaire. On vient tous les deux de Perpignan, dans le sud de la France. Je suis arrivée à Paris à 18 ans pour mes études et Mathieu m’a suivie. La nuit, on bossait comme barman et on gardait tous nos pourboires pour aller au resto ou voyager. Vraiment, on dépensait toute notre thune dans les restaurants.
Mathieu | On a développé une vraie passion autour de la cuisine. Au début, on postait juste des photos pour partager nos coups de cœur à notre entourage, puis ça a pris. Plein de gens nous demandaient des conseils, des adresses, et nos premiers contrats photo sont arrivés.
© The Social Food
La cuisine semble vous avoir attirés assez jeunes.
Shirley | On vient d’une ville dans le sud de la France où il n’y a pas grand-chose à faire. À Perpignan, tout s’articule autour de la nourriture ou d’un repas : les amis, la famille… Dans ma famille, c’est générationnel. Petite, j’étais obligée d’être en cuisine. C’était une corvée à cette époque, mais c’est devenu une passion.
Mathieu | Je me souviens avoir beaucoup cuisiné avec mon grand-père. Quand je repense à ma jeunesse, je revois les repas de chasseurs avec mes grands-parents, dans les Hautes-Pyrénées, tous les dimanches.
“J’ai toujours voulu faire un CAP Cuisine, mais je ne l’ai jamais avoué à mes parents. C’est l’ancienne génération, pour eux, le CAP, c’était la lose.”
Le monde de la restauration vous a attirés, mais vous n’avez pas pour autant souhaité travailler dans des cuisines. Pourquoi ?
Shirley | J’ai toujours voulu faire un CAP Cuisine, mais je ne l’ai jamais avoué à mes parents. C’est l’ancienne génération, pour eux, le CAP, c’était la lose. Alors j’ai fait des études pour leur faire plaisir. Quand je suis arrivée à Paris, j’avais un job étudiant dans un bar où j’étais en lien direct avec les cuisines. Là, je me suis dit que ce n’était pas pour moi : un univers hyper macho, la hiérarchie, les horaires… Et je n’aimais pas la façon dont ils se parlaient. En fait, dans la cuisine, j’étais plus attirée par le côté créatif que le côté répétitif. Aujourd’hui, je ne regrette pas. On shoote régulièrement cette réalité et on sait ce que c’est.
L’idée d’ouvrir un lieu ne vous a-t-elle jamais traversé l’esprit ?
Shirley | On s’est plusieurs fois dit qu’on aimerait ouvrir un café ou un truc du genre. On a beaucoup voyagé et on a vu plein de concepts ces dernières années que l’on aimerait reproduire à Paris. Mais on s’est vite découragés. Ce n’est pas notre style de vie, on a besoin d’être en mouvement permanent. Ceci dit, on y pense, pour plus tard peut-être. Ou l’idée d’une table d’hôte dans le Sud, près de chez nous.
© The Social Food
Vous avez également fabriqué une sauce pimentée…
Shirley | Oui… L’idée vient de moi. Les piments ont toujours été très présents dans la cuisine de ma mère. Elle faisait elle-même ses pots de sauce pimentée et m’en donnait quand je partais à Paris. Comme je les finissais rapidement, j’étais frustrée et je partais explorer Belleville pour en trouver, mais je voulais surtout reproduire celle de ma mère. Un jour, je suis rentrée à la maison avec plein de piments et j’ai fait plein de tests.
Mathieu | Il y avait tellement de pots qu’on a décidé d’en donner à nos amis. Après coup, on a eu plein de commandes, alors on a réfléchi à en produire davantage. C’était il y a quatre ans, mais ça ne fait que six mois qu’on se met sérieusement dessus…
C’est compliqué de confectionner et de commercialiser une sauce ?
Shirley | On se faisait toute une montagne sur les normes, l’hygiène… Mais en fin de compte, c’est loin d’être insurmontable. On a pris des labos, on nous a conseillés, on a trouvé nos producteurs et on s’est lancés.
Mathieu | Il faut dire qu’on a aussi la chance d’avoir un métier à côté. Donc, si on voulait prendre six mois pour faire les choses correctement, ce n’était pas un problème.
“Juste avant le premier confinement, on revenait de Tokyo où l’on a clairement vu la montée de l’épidémie : pénurie de masques, tests… Quand on a vu les gens se taper la bise, on s’est dit : ‘C’est mort, dans deux semaines, tout va fermer’.”
Vous venez également de sortir un livre. Comment est-il né ?
Shirley | Juste avant le premier confinement, on revenait de Tokyo où l’on a clairement vu la montée de l’épidémie : pénurie de masques, tests… En rentrant, quand on a vu les gens se taper la bise et faire comme si de rien n’était, on s’est dit : “C’est mort, dans deux semaines, tout va fermer“. Alors on a acheté plein de masques et on s’est préparés. On savait que tout allait fermer pendant plusieurs mois, alors on a fait une liste de ce qu’on avait à finir, ce qu’on voulait faire et on est partis faire quelques courses.
Mathieu | Il nous restait pas mal de produits à écouler de nos voyages, alors on s’est dit qu’on allait proposer une recette par jour sur notre compte Instagram, histoire de rythmer nos journées. Mais, à ce moment-là, on ne pensait pas à en faire un livre…
Shirley | En réalité, Mathieu voulait en faire un livre, mais je n’étais pas pour. Tout le monde avait déjà vu les recettes sur Instagram, je me suis dit que ça n’avait aucun sens. Finalement, il l’a fait dans son coin et j’étais très contente de l’avoir dans les mains une fois terminé.
© The Social Food
Comment as-tu choisi les recettes ?
Shirley | Lors du premier confinement, le seul truc que j’avais prévu, c’était de la viande que j’ai congelée. Puis on a fait avec nos restes dans les placards. C’est là où j’ai vu la différence entre nos placards et ceux des gens qui nous suivaient. Si je voulais faire une recette de coquillettes, je n’en avais même pas sous la main. J’avais que des trucs qui venaient des quatre coins du monde, ce qui a donné des recettes un peu hybrides. C’était un mélange d’un peu de France, un peu de Japon, un peu de Vietnam et un peu de chaque voyage qu’on a pu faire.
Si tu ne devais garder qu’une recette du livre, ce serait laquelle ?
Shirley | Le porc au caramel de ma maman.
© The Social Food
C’est une question que tous les gens qui vous suivent se posent : d’où viennent vos incroyables ustensiles de cuisine ?
Mathieu | Les trois quarts des ustensiles proviennent de dix années de voyages, de petites échoppes, de marchés, de petites boutiques…
Shirley | On a une passion pour tous les objets utilitaires du quotidien typiques d’un pays. Par exemple, on a ramené un presse-agrume de Tahiti. En France, cela paraît exotique, mais c’est tout ce qu’il y a de plus banal là-bas. C’est ça qui nous plaît.
© The Social Food
Comment travaillez-vous avec les restaurants que vous allez photographier ? Vous discutez avec le chef ? Vous refaites les assiettes ?
Shirley | Chaque client est différent. On s’adapte en fonction de leur personnalité, de leurs besoins, de leur routine… Il est très rare que l’on demande à un chef de redresser un plat. Au contraire, on essaie de se faire tout petits, les plus discrets possible, et on mitraille. À la fin, ils oublient même qu’on est là.
“On a eu quelques différends avec des influenceurs qui ne comprennent pas vraiment la nature de notre travail.”
Vous avez un compte très suivi sur Instagram. Comment travaillez-vous cette présence dans un monde où l’influence, y compris dans le monde de la gastronomie, prend une place de plus en plus importante ?
Shirley | On a eu quelques différends avec des influenceurs qui ne comprennent pas vraiment la nature de notre travail. Au final, sur Instagram, la barrière est très mince. Nous, on n’accepte pas les repas gratuits dans un restaurant en échange de visibilité. Et, ça, il y a des influenceurs – je pense que c’est comme ça qu’ils se nomment – qui ne le comprennent pas, comme ils ne saisissent pas comment on peut faire signer des contrats pour une journée de shooting et de la retouche.
Ce sont les limites de l’influence dans la restauration ?
Mathieu | En ce qui concerne les restaurants avec qui on travaille comme community manager, on refuse de fonctionner ainsi. Offrir un repas en échange de visibilité, quand on y pense, ça n’a pas vraiment de sens.
Shirley | Au quotidien, on refuse la grande majorité des invitations par des restaurateurs car ça se termine toujours mal. Il y a toujours un problème, un restaurateur qui attend un retour… On ne publie que nos coups de cœur et, comme ça, on s’évite les situations gênantes.
“C’est là où Instagram a aussi ses dérives. C’est un super outil, mais il peut également être destructeur quand il prend trop de place sur des sujets qui mériteraient d’être traités de manière professionnelle.”
Depuis plusieurs années, la gastronomie vit une lente révolution. Enfin le bien-être du personnel, les abus, les discriminations et les agressions commencent à être publiquement condamnés. Est-ce que ce sont des critères que vous prenez en compte avant de travailler avec tel ou tel restaurateur ?
Shirley | Umh (elle réfléchit). C’est une question délicate. Évidemment que l’on fait très attention aux gens avec qui on travaille. On s’impose d’être en accord avec leur éthique, leur histoire, leur manière de travailler… Aussi, on est très contents des prises de parole à ce sujet, que cela bouge et que l’on en parle. Mais il faut le faire de la bonne façon, et ce n’est pas toujours le cas. C’est là où Instagram a aussi ses dérives. C’est un super outil, mais il peut également être destructeur quand il prend trop de place sur des sujets qui mériteraient d’être traités de manière professionnelle.
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Quel est le chef qui vous a le plus impressionnés en 2020 ?
Mathieu | Jorge León à Oaxaca, au Mexique. C’est le chef de Alfonsina, aussi connu sous le nom de “Moles” – c’est lui qui préparait les fameux moles du restaurant Pujol. On a eu l’occasion de passer un peu de temps avec lui pour un reportage, dans la maison de famille qu’il a transformée en restaurant, et on a beaucoup appris sur les maïs anciens et cette nouvelle génération de chefs mexicains qui œuvre pour une cuisine plus éthique et respectueuse.
Le lieu qui vous a le plus bluffés en 2020 ?
Mathieu | On est tombés en amour avec la cuisine de Gilles Nogueira et Sayaka Sawaguchi, le couple de chefs à la tête du Garde Champêtre. On s’y est rendus pour un pop-up avec le chef Sho Miyashita et c’était magique.
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La ville où vous avez le mieux mangé en 2020 ?
Shirley | Tokyo, depuis 2015, sans aucun doute.
Le chef qui va tout casser en 2021 ?
Shirley | Ma cousine, Marine Gora, cheffe dans son mini-café chez Gramme. Elle n’a pas encore montré tout son potentiel et le Covid-19 n’a pas aidé, mais je lui souhaite de s’exprimer davantage car elle est brillante.
Retrouvez les aventures de The Social Food sur Instagram et leur livre ici. Par ailleurs, le duo sort un panier garni très complet (vinaigre de riz, miso blanc, épices, wasabi véritable, sauce soja au shiitaké, mezcal ou encore café) au prix de 95 euros. À commander ici à partir du 9 décembre, livraisons à partir du 14 décembre.