Si l’on parle beaucoup des chef·fe·s, on a souvent tendance à oublier que les fourneaux des restaurants français cachent aussi d’une ribambelle de jeunes cuisiniers très talentueux. Ainsi, pour changer de perspective, nous avons demandé à plusieurs chef·fe·s de renom, de Akrame Benallal (Akrame) à Antonin Bonnet (Quinsou) en passant par Yannick Franques (Tour d’Argent) ou Mory Sacko (MoSuke), de nous parler de leur brigade et des éléments talentueux qui la composent. Voici donc quelques noms à retenir et un aperçu de la génération de cuisiniers de demain.
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Vittoria Nardone (23 ans)
© Vittoria Nardone
À 23 ans, Vittoria Nardone est le bec sucré de MoSuke, le tout nouveau restaurant de Mory Sacko, où elle gère toute seule la partie pâtisserie et la confection des desserts à la carte. “J’aime bien le fait que Mory me fasse confiance, à moi et à toute l’équipe, et sa façon de manager. Je suis libre et autonome, alors que je viens tout juste de sortir d’école. Il laisse libre cours à ma créativité, même s’il ajoute toujours sa petite touche.”
Après des études dans le commerce et un passage à la Sorbonne, elle est passée par les cuisines du Plaza Athénée, sous les ordres de Jessica Préalpato, et du Frantzén à Stockholm. “Elle ira loin car elle fait preuve d’intelligence et curiosité dans son travail. Elle a réussi à assimiler en très peu de temps l’esprit MoSuke sans être ni Japonaise ni Africaine”, sourit Mory Sacko.
Konbini | C’est quoi la réalité d’une jeune de la vingtaine en cuisine aujourd’hui ?
Vittoria Nardone | Avec les réseaux sociaux et la starification des chefs, tout le monde se dit “wahou, trop cool”. Mais on ne se rend pas forcément compte de tout ce que ça implique. Ça me fait toujours autant rêver, mais c’est un rythme à prendre.
Comment faire pour que les mentalités changent dans les brigades ?
Il faut dire les choses lorsqu’il y a un problème et mettre le “holà” à temps. Je pense que des comptes Instagram comme Je dis non chef ou Je m’en bats le clito aident à libérer la parole, à changer la donne et cela joue beaucoup dans l’évolution des mentalités. Après, il y a toujours des gens pour reproduire les schémas anciens, c’est sûr. Dans les cuisines de la nouvelle génération, on voit que les choses changent plus rapidement.
C’est quoi le restaurant où tu rêverais d’aller travailler ?
Dans quelques années, j’aimerais bien retourner chez Frantzén (Suède) car c’était une trop belle expérience. En France, il y a La Grenouillère, qui est un lieu exceptionnel. Sinon, j’aimerais évidemment aussi monter ma propre affaire, mais pas à Paris. Plutôt en campagne où je pourrais produire mes propres fruits et légumes et d’atteindre l’autosuffisance.
Sarah Kieffer (17 ans)
© Sarah Kieffer
À 17 ans, Sarah Kieffer est apprentie à Dupin, jeune bistrot situé à deux pas du Bon Marché, depuis un an. C’est en classe de troisième qu’elle a découvert son attrait pour la cuisine au Pré Catelan, lors d’un stage de découverte. C’est son chef, Nathan Helo, qui nous a parlé d’elle, non sans enthousiasme. “Sarah a un gros potentiel et beaucoup d’intérêt pour ce qu’elle découvre et ce qu’elle apprend, dit-il. C’est une petite éponge humaine. Elle est d’une gentillesse folle, très sociable et a un profond respect pour ses collègues de travail, ce qui est un atout majeur dans notre métier. Aujourd’hui, Sarah est bien plus qu’une apprentie et c’est une jeune fille de confiance.” Dans le futur, elle aimerait voyager, découvrir le monde grâce à la cuisine et puis tutoyer la haute gastronomie. Pourquoi pas au Jules Verne, avec Frédéric Anton, avec lequel elle a travaillé par le passé ?
Qu’est-ce que tu aimes dans le restaurant où tu travailles ?
Sarah Kieffer | Dès mon arrivée, le chef m’a mise à l’aise et l’équipe est très attentionnée. Le chef fait très attention à nous et on forme une équipe jeune – on a tous moins de 35 ans. On gagne progressivement des responsabilités et on nous aide à grandir rapidement. Il critique, aussi, mais c’est toujours de façon très pédagogique et je sais que c’est pour mon bien et pour aller encore plus loin. Je sens que j’ai sa confiance et que je peux progresser.
C’est quoi la réalité d’une jeune de la vingtaine en cuisine aujourd’hui ?
C’est difficile quand on a mon âge, avec des horaires d’adulte, mais cela nous fait vite rentrer dans le monde du travail. J’ai toujours aimé la cuisine depuis mon enfance. Je suis admirative du chef Nathan Helo qui a eu un restaurant assez jeune [à l’âge de 30 ans, ndlr] et travaillé sur de beaux projets. Parfois, le rythme est dur, mais c’est aussi un métier de passion et de grande satisfaction.
Comment on fait pour faire évoluer les mentalités dans les brigades ?
C’est déjà quelque chose que l’on voit en classe. On est seulement quatre filles ! Mais c’est vrai que les mentalités évoluent et que les brigades se diversifient. Ici, en cuisine, avec Emma qui est sous-cheffe, on a une relation particulière et on se comprend vite. J’aime le fait d’avoir une mixité et j’espère que les mentalités vont changer. Le chef ne fait aucune distinction, il joue de son sens de l’humour pour nous mettre à l’aise, et ça marche. On ne se sent pas stigmatisées et je sais qu’il n’y a qu’en créant une cohésion totale que les mentalités vont pouvoir évoluer.
Lucas Eugène (21 ans)
© Lucas Eugène
À 21 ans, Lucas Eugène est commis à la Tour d’Argent, célèbre restaurant étoilé de la capitale, depuis un peu plus d’un an. “Ici, on a de la chance. Il y a un vrai esprit de groupe, presque de famille. On s’entend bien et il y a beaucoup d’entraide en cuisine, dit-il. Personne ne cherche à marcher sur les autres et la bonne ambiance dans la brigade donne envie de se lever le matin.” Pour son chef, Yannick Franques, Lucas Eugène a quelque chose en plus. “Il est discret et ne fait pas de bruit, mais il est d’une efficacité remarquable. C’est ce que j’apprécie dans son profil et c’est la raison pour laquelle j’ai envie de lui transmettre et de le faire évoluer, explique-t-il. Lucas était déjà dans mon équipe lorsque j’étais à La Réserve de Beaulieu, puis il m’a suivi à La Tour d’Argent. Nous commençons à bien nous connaître, et je crois beaucoup en son talent.”
C’est quoi la réalité d’un jeune de la vingtaine en cuisine aujourd’hui ?
Lucas Eugène | Je pense que ça évoluera toujours. Ce qui est sûr, c’est que les conditions sont moins dures qu’il y a 20 ou 30 ans où les brigades obéissaient à une réalité bien plus militaire et hiérarchique. Avoir 20 ans en cuisine aujourd’hui, c’est une énorme chance selon moi. Ça forge le caractère, ça change d’état d’esprit, au travail comme en dehors. Pour moi, en tout cas, ça a été très important.
Un restaurant ou un chef avec lequel tu rêverais de travailler ?
Jean Sulpice à L’Auberge du Père Bise. D’abord car c’est ma région, au bord du lac d’Annecy, puis car c’est un chef qui m’inspire beaucoup. J’ai eu la chance de le rencontre deux ou trois fois, c’est un tout que j’aime chez lui : sa personnalité, ses pensées, sa cuisine portée sur la nature et la montagne…
Comment rendre plus vertueux le système des brigades selon toi ?
Je pense que c’est au bon vouloir qui doit venir de chacun. Dès lors que l’on rentre dans une cuisine, chacun doit consentir à des efforts, à agir de manière bienveillante… Je pense aussi que plus de mixité dans les brigades pourrait contribuer à faire évoluer les choses dans le bon sens.
Clémence Taillandier (23 ans)
© Clémence Taillandier
À 23 ans, Clémence Taillandier est une cuisinière à surveiller de près. À Quinsou, le restaurant étoilé très en vue d’Antonin Bonnet, elle est en charge du poste des cuissons (poisson, viande, garnitures, et sauces). Lyonnaise de naissance, elle est (logiquement ?) passée par l’Institut Paul Bocuse après un bac S et plusieurs expériences en cuisine (Troisgros, Les Climats…).
“Au début, je suis venue à Quinsou pour la cuisine d’Antonin Bonnet, pour la conscience des produits et la belle mentalité qui transparaît dans ses assiettes, dit-elle. Je suis restée pour l’ambiance d’équipe et l’autonomie que le chef nous offre.” Pour Antonin Bonnet, Clémence Taillandier est un “talent à l’état pur”. “Elle a du caractère, elle est consciencieuse, mais elle est surtout une bonne goûteuse, ce qui un vrai avantage dans ce métier.”
C’est quoi la réalité d’une jeune de la vingtaine en cuisine aujourd’hui ?
Clémence Taillandier | Le métier évolue et, fort heureusement, les langues se délient. Je pense que cela a été beaucoup plus dur à une autre époque. C’est un métier difficile, qui demande une implication physique et morale, mais il faut être passionné pour savoir et pouvoir avancer. Mais aujourd’hui, chez Quinsou, je sais que je suis heureuse de venir car je me sens épaulée.
Comment on fait pour faire évoluer les mentalités en cuisine ?
Chez Quinsou, nous sommes que des filles en cuisine ! Cela change, car j’ai été parfois la seule femme en cuisine, ce qui ne permet pas de faire le poids face à une brigade 100 % masculine. Le fait d’être plusieurs femmes en cuisine permet de s’épauler, d’avancer ensemble. Qu’il y ait plus de femmes ou pas dans les brigades, cela ne fera pas forcément changer certains chefs très rétrogrades. Je me sens aujourd’hui sereine en cuisine et j’espère que cela va perdurer.
Tu aimerais faire quoi plus tard ?
J’adorerai voyager tant que je n’ai pas d’attache. Mais, dans l’absolu, j’aimerais bien avoir mon restaurant, avec de bons produits et une vision gastronomique qui reste à définir.
Killian Le Houerou (24 ans)
© Killian Le Houerou
À tout juste 24 ans, Killian Le Houerou a déjà un CV qui en ferait jalouser plus d’un. Passé par les cuisines de Christian Tetedoie, du Baudelaire, de Thierry Marx, il a fini par retourner chez Akrame Benallal en tant que chef pâtissier. Des mots du chef, on retiendra ces précieux compliments : “Killian est un jeune qui représente la créativité et l’avenir de la pâtisserie française 2.0”. Rien que ça. Aujourd’hui, ce que Killian Le Houerou apprécie dans son métier, c’est avant tout la liberté de mouvement dont il bénéficie. “J’ai une relation particulière avec Akrame. Quand je l’ai rencontré il y a six ans, il remplissait toutes les qualités d’un chef et il m’a toujours beaucoup inspiré, dit-il. C’est un chef qui m’a pris sous son aile quand j’avais 18 ans et qui m’a beaucoup transmis. Il m’a permis d’avoir une nouvelle vision sur mon métier.”
C’est quoi la réalité d’un jeune de la vingtaine en cuisine aujourd’hui ?
Killian Le Houerou | Ça dépend de beaucoup de choses. De mon point de vue, il y a aujourd’hui une génération de vingtenaires qui a commencé très jeune, comme moi, et qui a déjà plus de cinq ou six ans de belles maison dans les jambes. Ceux là s’en sortent comme des poissons dans l’eau. Ils sont respectés à leur juste valeur. C’est l’avantage de la cuisine : on ne te juge pas à ton âge mais à la qualité de ton travail, à ta rigueur et à ta motivation. Cela reste un métier difficile, mais si on aime ce que l’on fait, cela devient plus facile et on aime chaque journée. La chance, c’est à toi de la provoquer.
Qu’est-ce que tu aimes avec le chef et le restaurant dans lequel tu travailles aujourd’hui ?
Killian Le Houerou | Akrame me faisait rêver à l’époque, quand je travaillais à Lyon, chez moi. En fait, Akrame est clivant comme chef : soit tu l’adores et tu le suis, soit ce n’est pas vraiment ton style. Moi, c’est une personnalité et une mentalité qui me parlait. Ainsi, quand j’étais jeune, j’avais trois chef qui me faisaient rêver : Pascal Barbot, Pierre Gagnaire… et Akrame Benallal.
Comment faire pour faire évoluer les mentalités dans les brigades ?
Killian Le Houerou | Je me permets de citer Victor Hugo qui disait : “Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons”. Pour moi, rien de mieux que l’éducation. J’ai été formé de manière pédagogique et intelligente. J’ai vu aussi des choses borderline, mais ce n’est pas pour autant que cela s’est répercuté sur mon propre comportement. Aujourd’hui, je fais en sorte de former mes collègues là-dessus, et surtout les plus jeunes, de manière à ce que tout le monde fasse preuve d’un meilleur comportement en cuisine. Et j’espère sincèrement qu’à terme, on finira par éradiquer ces comportements.
Nicolas Joa (18 ans)
© Nicolas Joa
Candidat dans la nouvelle saison d’Objectif Top Chef, Nicolas Joa a 18 ans et est déjà un jeune cuisinier qui déborde d’ambition. “C’est mon frère qui m’a un peu poussé à passer le casting”, dit-il. Il a d’abord hésité, avant de se lancer. “Participer à l’émission, c’était un moyen d’avoir un avis extérieur sur ma cuisine. Et puis je voulais aussi faire plaisir à mon père qui est passionné de gastronomie.” Encore scolarisé au lycée hôtelier de Dinard, en Bretagne, Nicolas Joa est sur le point de rejoindre la brigade triplement étoilée d’Arnaud Lallement à Reims.
Pour toi, avoir 20 ans dans une cuisine en 2020, ça ressemble à quoi ?
Nicolas Joa | Le monde de la gastronomie a énormément changé et n’a plus rien à voir avec ce qu’il pouvait être il y a 20 ou 30 ans. Avant, les filières permettant d’accéder à des métiers en cuisine pouvaient être réservées à ceux qui ne fichaient rien à l’école. Aujourd’hui, cela n’a rien à voir, il y a de très belles choses à faire en cuisine.
Que faire pour faire évoluer les mentalités dans les brigades ?
Le plus important pour un jeune cuisinier, c’est d’avoir un chef qui ait envie de transmettre sa passion et son savoir-faire. Si un chef n’est pas pédagogue, on apprendra aussi, mais ce que l’on en retirera sera complètement différent… La transmission, c’est le plus important. J’ai fait mon premier stage dans un restaurant duquel j’ai gardé un souvenir horrible. Ça m’a dégoûté de la cuisine, mais mon père m’a convaincu de persévérer. Il avait raison car je suis ensuite tombé sur des chefs super.
Tu aimerais faire quoi plus tard ?
Longtemps, je me suis imaginé voyager pour m’inspirer de cuisines des quatre coins du monde et de produits auxquels on n’a pas forcément accès en France. Mais j’ai changé d’avis depuis. Je vis en Bretagne et on a la chance d’avoir un terroir incroyablement riche. J’ai envie de proposer une cuisine de terroir, responsable et locale, qui ne nécessiterait pas d’importer des ingrédients venus du Japon ou de l’autre bout de la planète.