À première vue, difficile de les remarquer. Le plus souvent dissimulées derrière des vitres opaques ou dans des bâtiments sans véritable ouverture sur l’extérieur, les dark kitchens n’ont rien à envier à leurs homologues américains, dont elles s’inspirent volontiers. Grâce aux confinements successifs et à la fermeture des bars et restaurants, ces restaurants fantômes, apparus en France au cours de ces dernières années, vivent aujourd’hui leur âge d’or dans les principales villes de l’Hexagone.
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Cuisines partagées, pilotées par des sociétés ou directement par les plateformes de livraison (Deliveroo, Uber Eats…), autres établissements virtuels opérant exclusivement en ligne, sans salle de restaurant : le modèle est même parvenu à séduire nombre d’établissements, de restaurateurs, y compris des enseignes historiques comme Courtepaille ou des chefs étoilés. Selon les chiffres récoltés par Le Parisien, on compterait près de 1 500 de ces tables virtuelles en France aujourd’hui.
Plusieurs formes et modèles de dark kitchens cohabitent aujourd’hui, des espaces partagés par plusieurs restaurants aux annexes de restaurants, en passant par des marques créées de toutes pièces réunies dans un laboratoire sur-mesure. Parmi elles, on retrouve Dark Kitchen, lancée en 2018, dans la capitale, en parallèle de plusieurs établissements “en dur” entre Paris et Nice (Astair, Farago, Zola, Canard & Champagne ou Bocca Nissa).
© Dark Kitchen
Pour le restaurateur Jean Valfort et ses associés Charles Drouhaut et Jean-François Monfort, tout est parti d’un constat et d’une observation minutieuse des mutations dans les modes de vie contemporains et les habitudes de consommation des jeunes urbains. “Au début, personne ne croyait en notre projet. On nous a pris pour des fous, se souvient Jean Valfort. Pourtant, depuis six ans, on travaillait sur la R&D de ce modèle et on connaissait tous les enjeux intrinsèques de la restauration.”
Depuis, les mentalités ont bien changé, puisque les laboratoires et “restaurants fantômes” ont poussé comme des champignons, profitant d’abord de l’arrivée et du développement à grande échelle des plateformes de livraison en France, puis de la crise sanitaire contraignant tout un pays à s’enfermer chez soi. “Notre principale force réside dans le fait que le business model soit pensé et conçu uniquement pour la livraison à domicile”, explique-t-il.
“On garde la cuisine professionnelle, la brigade, le savoir-faire culinaire, le sens du service, mais on zappe la salle de restaurant et les tables. La partie livraison s’opère via les plateformes de livraison, afin que l’on puisse se concentrer uniquement sur [notre] véritable cœur de métier : la restauration à la maison.”
Si certaines dark kitchens ont fait le choix de démarcher des établissements possiblement tentés de diversifier leur activité et d’externaliser leur production – comme on l’a vu pour des adresses comme Tripletta, PNY, Le Camion qui fume, Le Petit Cambodge ou encore le chef étoilé Pierre Sang –, Dark Kitchen a plutôt décidé de miser sur ses propres marques virtuelles (Fat Fat, Saint Burger, Smash Burger, Mama Tacos et Holy Chick). Des restaurants dans lesquels vous ne pourrez pas vous asseoir, puisqu’ils n’existent que sur Internet et les différentes plateformes de livraison.
Un modèle qui ne plaît pas à tout le monde
“Depuis six mois, les différentes initiatives de la profession, via les outils digitaux, ont montré que la livraison ne doit plus être envisagée comme un ‘plus’ pour les restaurateurs mais, au contraire, comme une nouvelle façon de travailler, permettant de rebondir plus facilement face à l’adversité et à la versatilité du marché”, poursuit Jean Valfort. Cela n’est pas de l’avis de tous dans le monde de la restauration. Particulièrement touchés par la crise sanitaire, confrontés à des problèmes de trésorerie et forcés de s’adapter et de rebondir sans cesse, nombre de restaurateurs et chefs voient aujourd’hui d’un mauvais œil l’émergence de ces nouveaux modèles de restauration.
“Nous avons assisté à l’explosion des dark kitchens où l’on se préoccupe davantage de l’horloge qui tourne que des cuisiniers que l’on presse et des denrées que l’on gaspille”, alertait, dans une tribune, un collectif de chefs et acteurs du monde de la gastronomie francophone. Dans une interview, Nico Alary de chez Holybelly – qui a longtemps attendu l’arrivée d’une solution de livraison éthique avant de lancer une offre hors restaurant –, confiait que ces laboratoires lui inspirent une “grande tristesse”.
“Vraiment, j’espère que ce n’est pas du tout le futur de la restauration, lance-t-il. Pour moi, ça n’a rien à voir avec la restauration, c’est du service, de l’industrie de service. C’est à [mettre à] la même enseigne que le sandwich en triangle d’autoroute. C’est de la nourriture, mais c’est un concept basé sur l’économie d’échelle. À mon avis, il s’agit de production la moins chère possible pour faire de l’économie de masse. Ça me rend profondément triste.”
“C’est à 180 degrés de ce qui m’intéresse dans ce métier. On n’ouvre pas un restaurant juste pour faire à manger. On l’ouvre car on a envie de recevoir les gens, de leur faire vivre un moment ou une expérience. Ça passe par le service, la musique, le lieu et aussi le propriétaire, qui peut être présent et passer dire bonjour aux habitués… Je vois comme cela la restauration : un ensemble, un tout”, regrette-t-il.
Stéphane Jégo, le chef de L’Ami Jean que l’on a pu voir en première ligne dans la défense des intérêts des restaurateurs au cours des confinements successifs, se veut mesuré. “Les ‘dark kitchens’ sont pointées du doigt, mais ce ne sont que des laboratoires dont disposent depuis toujours certains petits restaurants ou petites pâtisseries, à Paris ou dans les grandes villes. Le problème, aujourd’hui, c’est l’exploitation humaine, le manque de respect des droits de l’Homme et du travail par certaines plateformes ou groupes”, confie-t-il à Konbini food.
© L’Ami Jean
Le problème, ici, porte davantage sur un basculement de modèle et de valeurs, qui plus est dans un pays où le “repas gastronomique des Français” est fièrement inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. “Avec la ‘dark kitchen’, on ne peut répondre qu’à un besoin basique de se nourrir, de manger sans bouger de son canapé. La sensation n’est pas la même. La ‘dark kitchen’, c’est l’instantané, la rapidité : plus rentable et moins coûteux. Sans parler de la distribution. L’envie, le désir de partager une expérience avec ta famille ou tes amis, tu ne l’as pas.”
“La cuisine du restaurant traditionnel, c’est le temps de la réflexion et de la création. C’est sensoriel, intellectuel. Ça coûte plus cher, mais le manque de volume n’a pas de prix. Tout le monde n’est pas sur le volume et l’économie de la qualité. Ce n’est pas qu’une question de moyens financiers. C’est une recherche de l’expérience. Elle ne se chiffre pas.”
Pas de concurrence
Autant de réserves que Jean Valfort balaie d’un revers de main. “C’est le cheminement habituel de l’acceptation d’une vérité nouvelle : elle est d’abord ridiculisée, puis elle est violemment combattue, avant d’être finalement acceptée comme une évidence. Nous sommes déjà à la deuxième étape. Moi, ce que je vois, c’est que nous sommes à l’aube d’un nouveau mode de consommation. La restauration, ce n’est plus seulement aller au restaurant. La livraison, ce n’est pas la fin du restaurant, c’est une offre complémentaire qui tend à ‘externaliser’ une contrainte. Après tout, le restaurant n’est-il pas un moyen de ne pas avoir à cuisiner pour ses amis, tout en permettant de les voir dans un cadre agréable ?”
“Cela n’est pas pour autant dangereux pour la restauration traditionnelle car on continuera à sortir ou à cuisiner par hobby. Ce qu’on propose, c’est simplement une alternative pour quand on n’a pas envie de cuisiner, ou quand on n’a pas eu le temps de faire ses courses.”
Cette crainte d’une fracture entre le restaurant traditionnel et un modèle de restauration décomplexé a donné naissance à des compromis. Des établissements et des fonctionnements hybrides qui ont pris toute la mesure de l’enjeu de la livraison, mais également du besoin de transparence du consommateur. Après avoir lancé une formule de click and collect dans quelques-uns de ses établissements, le groupe Big Mamma a ensuite cherché une solution plus logique et efficace pour se réinventer et se reconnecter à sa clientèle. C’est ainsi que Napoli Gang est né.
“On a testé le modèle de ‘dark kitchen’, mais on s’est très vite rendu compte que le format ne collait pas vraiment avec notre besoin de transparence et notre état d’esprit, nous a confié un porte-parole du groupe. On a rapidement fait le choix d’investir pour avoir nos propres cuisines, ouvertes sur l’extérieur, par fierté de notre équipe, de nos produits, de nos plats 100 % maison. Aussi, il est très important qu’on puisse, avec notre équipe, se sentir complètement chez nous, avec notre musique à fond, notre déco, nos photos… Bref, nos trucs à nous.”
© Napoli Gang
“Nous pensons que, sur le marché de la livraison, la réassurance sur la qualité, la provenance des produits et le fait maison sont indispensables. On a fait le choix d’avoir des cuisines [ayant] pignon sur rue par fierté de ce que nous faisons, mais aussi pour répondre à ce besoin de transparence sur notre façon de faire avec le client, qui nous tient particulièrement à cœur.”
Même cas de figure pour le restaurant Panda Panda qui, à l’occasion du lancement de ses petits frères Dumpling Queen et Tiger Tiger, a choisi d’investir des cuisines annexes – mais pas n’importe comment. André Tran, l’un des deux jeunes cofondateurs, parle plutôt de “light kitchen”, en opposition au terme “dark kitchen”. En clair, une cuisine vitrée “où tout est visible” et un espace à mi-chemin entre un atelier, un labo et une cuisine qui leur permet de centraliser la fabrication manuelle et artisanale de leurs raviolis.
© Mama Huhu
Adrien Ferrand, jeune chef à suivre à la tête de Eels, avait quant à lui quelque peu anticipé cette évolution des esprits et des modes de consommation. Presque par hasard, avant même le début de la crise sanitaire, le chef et son associé (et ancien second), Galien Emery, avaient déjà imaginé un concept de vente à emporter sur-mesure, intégré aux cuisines du restaurant, pour leur nouvelle adresse, Brigade du tigre. Un système qui s’inspire directement de l’ADN de la street-food asiatique, leur permettant de ne pas dissocier, en arrière-cuisine, le service à table du service à emporter.
Quant au futur proche, ou moins proche, de la restauration, Adrien Ferrand ne désespère pas :
“Je reste positif quant à l’avenir. Je pense qu’après tout ça, les choses vont rentrer dans l’ordre, que les gens vont se ruer au restaurant et mangeront à nouveau avec les doigts dans l’assiette du voisin. Mes clients me manquent, j’ai envie de conseiller du vin, parler d’un plat, courir pendant le service”, dit-il.
Autant de sensations qu’aucune livraison sur le pas de votre porte ne pourra vous offrir.