Mesurer la popularité d’un restaurant ne tient aujourd’hui qu’à un petit effort d’observation. Un trottoir bondé ou une file d’attente devant un établissement qui n’a pas encore ouvert ses portes, sont, par exemple, d’assez bons révélateurs. Et, à ce petit jeu-là, il semble aujourd’hui bien difficile de venir concurrencer les pizzerias qui, depuis trois années, vivent leur âge d’or dans les grands centres urbains français, Paris en tête.
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À vrai dire, à travers sa riche et tumultueuse histoire gastronomique, la capitale française n’a jamais vraiment compté autant de pizzerias aussi accessibles et méticuleuses sur la qualité des produits servis. Alors, dans un pays aussi attaché à la pizza, on peut parler d’aubaine. Cette spécialité, historiquement très consommée sur le territoire, y a longtemps été perçue comme un plat convivial, la plupart du temps accessible. “C’est un plat populaire qui a connu des hauts et des bas. Longtemps, à Paris, les pizzas ont été assez mauvaises, car on a fait un peu n’importe quoi avec”, explique Wayne Lockhart qui a ouvert la pizzeria Bricktop, en avril 2017.
Ce grand tournant de la pizza “nouvelle vague”, s’il en est, n’est finalement arrivé que récemment. D’abord avec l’ovni Pizza Chic, à la fin des années 2000, puis avec l’émergence d’acteurs — presque autant issus d’écoles de commerce que du milieu de la restauration — désireux de redorer le blason de la pizza ou, tout au moins, de lui rendre honneur avec des produits plus nobles qu’auparavant.
La révolution folklorique Big Mamma
En tête de cette révolution culinaire, Big Mamma, le désormais incontournable groupe de restauration qui, à travers ses différents établissements, distille une ambiance italienne folklorique et décomplexée, un storytelling bien huilé et une rigueur absolue sur l’authenticité de ses plats et recettes. “Il faut le dire : Big Mamma a complètement relancé le marché de la pizza à Paris. Par l’ambiance et l’atmosphère de ses établissements, ils ont participé au nouvel élan de la pizza et ils sont parvenus à la rendre sexy, reconnaît Thomas Poignet de l’Atelier Bizzo, ouvert début 2017.
“Longtemps, la pizza a été un truc de mecs qui se retrouvaient entre potes, pour manger un bout sans se prendre la tête. Aujourd’hui, la pizzeria est complètement devenue un truc de bobo. Un lieu où tu peux sans problème organiser un rencard, ce que tu n’aurais pas fait quelques années en arrière”, ajoute-t-il.
Assez vite, l’épopée et le succès des pizzas napolitaines de Big Mamma, vendues comme 100 % authentiques et cuites dans des fours importés tout droit de Campanie, n’ont pas manqué d’inspirer d’autres prétendants. Avec le temps, son modèle commercial inédit, ancré sur l’italianisation totale du concept, des prix attractifs et une communication millimétrée, est devenu la norme… allant jusqu’à provoquer un appel d’air entrepreneurial dans la capitale.
“Ça a motivé les gens et, tout en jouant sur les origines italiennes du plat, ça a permis de dépoussiérer l’image de la pizzeria de quartier vieillotte”, explique Anthony Da Silva, journaliste et coauteur du film documentaire La Très Très Bonne Pizza (Paris Première), écrit en duo avec le critique gastronomique François-Régis Gaudry. Face à de telles opportunités, “aller à l’encontre de Big Mamma, pour n’importe quel entrepreneur, ce serait une hérésie”, insiste Thomas Poignet.
Aujourd’hui, l’identité et la stratégie de Big Mamma semblent avoir tellement infusé dans la bulle food qu’on lui découvre même des petits frères, n’ayant rien à avoir le groupe, mais capitalisant sur la même stratégie : du décor à la vaisselle, de la politique de non-réservation à la communication.
Le risque d’une lassitude
En seulement quelques années, le paysage de la pizza à Paris s’en est ainsi retrouvé complètement bouleversé, laissant place à un grand ballet de camions remorques remplis de fromages, de jambons et de chocolat du Piémont. Avec la bénédiction de la presse, les ouvertures de nouvelles pizzerias se sont alors succédé en s’appuyant, à chaque fois, sur le même trident : de bons produits, des prix accessibles et une pincée d’exotisme. Une formule magique répétée à l’envi… au risque de tourner en rond ? De laisser craindre une saturation ou, a minima, une normalisation de la pizza napolitaine aux yeux des consommateurs ? Sur ce point, les avis sont encore partagés.
“On se souvient tous de la folie sushis, de la folie burger quelques années en arrière… Dans deux ans, peut-être nous lasserons-nous tous de la pizza telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui ?, s’interroge Anthony Da Silva. Avec le temps, on peut imaginer que notre capacité à nous émouvoir de bonnes pizzas, des mêmes pizzerias, pourrait s’essouffler.”
Pour Vivien Mathieu, l’un des créateurs de Pizzou, une pizzeria 100 % made in France, l’explosion de l’offre en matière de pizza napolitaine n’est pas à nier, mais il y voit surtout beaucoup de positif. “Le phénomène de ‘saturation’ existe, peut-être, mais il va dans le bon sens selon moi : les produits sont bons, il y a un vrai travail sur la pâte, sur la cuisson… Quand on sait comment le plat a été détérioré ces dernières années… Il faut se dire que c’est une bonne nouvelle”.
Ezechiel Zerah, journaliste pour le magazine gastronomique Atabula, ne croit pas vraiment, lui non plus, à une saturation de l’offre : “S’il y a une saturation, alors c’est une saturation médiatique.” À ses yeux, le mouvement à l’œuvre est plutôt particulièrement encourageant pour le paysage gastronomique parisien et français, celui-ci permettant au consommateur d’être mieux éduqué sur la pizza, sur l’origine du plat et des produits.
“Paris est seulement en train de rattraper son retard, mais il lui reste encore du chemin. Quand tu la compares à des villes comme Londres ou New York, cela n’a encore rien à voir. Eux sont bien plus développés en termes de précision et de profondeur d’offre sur la pizza.”
Et, bien que cela puisse paraître anecdotique, il évoque un détail qui a toute son importance pour illustrer la marge de manœuvre dont bénéficie la capitale française en la matière : Londres compte, par exemple, bien plus de sites, blogs ou comptes Instagram spécifiquement dédiés à la pizza que Paris. “On est encore loin de ce qu’on peut voir là-bas”, dit-il. “Le pire, ou le meilleur, je ne sais pas, est encore à venir.”
Pizzas au pluriel
Reste que, saturation ou pas, ces dernières années, on a pu voir des cartes évoluer progressivement vers de nouveaux horizons et observer l’émergence de pizzerias d’un nouveau genre. Des pizzas frites à la napolitaine sont venues compléter les cartes de certaines pizzerias comme Il Posto, la pizzeria de Faggio a inclus la pizza “moitié-moitié” marseillaise (moitié anchois, moitié emmental) à son menu, Brooklyn Pizzeria a choisi de mettre à l’honneur la pizza dans un décor industriel rappelant les quartiers sud de New York.
Chez Bijou, le pizzaïolo – mais surtout “créateur de pizza” – Gennaro Nasti a envoyé le plat dans une nouvelle dimension gastronomique, l’Atelier Bizzo a opté pour la personnalisation de ses pizzas jusqu’au choix de la pâte (à la napolitaine ou à la romaine, plus fine et croustillante) alors que Pizzou a, de son côté, joué son va-tout sur des produits uniquement français.
En avril dernier, un rapport actait déjà ce petit tournant dans le monde de la pizza, suggérant que, pour se renouveler et durer, les pizzerias devaient se concentrer sur de nouveaux codes et de nouvelles identités. Un pivot stratégique qui passait par le recours à des produits locaux, bio ou équitables, par de nouvelles formes de pizzas (des pâtes plus ou moins fines, des temps de repos différents) et/ou par de nouvelles saveurs (de l’introduction de nouveaux ingrédients à des versions de pizzas sucrées, par exemple).
Un phénomène de diversification qui s’observe également dans d’autres villes du monde, y compris en Italie, et une course à l’innovation très bien résumée par le journaliste Franck Pinay-Rabaroust sur Slate :
“L’intensification de la concurrence à l’intérieur de ce segment a pour conséquence une agitation permanente des restaurateurs pour capter et surtout retenir une clientèle qui papillonne. […] On veut, par exemple, une expérience italienne et on veut qu’elle soit sans cesse renouvelée. On va vouloir tester une autre pizza et donc changer d’endroit à chaque fois. La clientèle est donc moins captive qu’avant. Et ce phénomène concurrentiel peut provoquer une bulle parce qu’il pousse à créer en permanence de nouveaux concepts : il faut faire mieux, il faut faire plus, tout le temps.”
Chez Ottanta, atelier artisanal de fabrication de fromages et laitages (mozzarella, burrata, ricotta…), qui fournit entre autres La Felicità, le vaisseau amiral du groupe Big Mamma, le phénomène est particulièrement palpable. “Les gens surfent sur l’engouement de la pizza napolitaine, c’est indéniable. On voit des pizzerias qui réfléchissent à de nouvelles bases, à de nouvelles formes de pizzas, qui déclinent la pizza de toutes les façons possible et imaginable”, explique Sara Lacomba.
“Mais je comprends car, au fond, la pizza est un produit assez démagogique : tout le monde l’aime. Alors, évidemment, chacun essaie de faire son truc”
Apprendre à se différencier
Mais alors comment faire pour se démarquer ? “À Paris tout le monde a le même discours : ‘Je fais de la pizza napolitaine avec des ingrédients de qualité qui viennent d’Italie’. Une fois que tu as dit ça, il y a quoi après ? Tout le monde propose la même recette plus ou moins, utilise la même farine…”, remarque Wayne Lockhart, à la tête de Bricktop. À partir de ce constat, il a choisi de se différencier par le biais de la communication, en développement toute une imagerie autour du “pizzanisme” :
“Les gens qui se lancent doivent se dire qu’il y a déjà x acteurs qui font de la pizza napolitaine traditionnelle et doivent réfléchir à ce qui pourrait les faire sortir du lot.”
Même son de cloche chez Ézechiel Zerah : “Il y a tellement d’offre que, si tu veux que les médias parlent de toi, il faut que tu proposes quelque chose de différent. Sinon, c’est inévitable, désormais, tu passeras inaperçu.” Aujourd’hui, ouvrir une pizzeria classique dans le fourmillant 11e arrondissement de Paris, sans concept particulier – une collaboration avec un étoilé, un effort sur le sourcing ou sur le décor –, n’aurait guère plus d’effet qu’un coup d’épée dans l’eau.
“Nous, on a voulu réfléchir à une pizza que l’on agrémenterait de produits français et surtout proposer une carte lisible, dit Vivien Mathieu de Pizzou. Souvent, tu te retrouves avec des menus avec plein de mots écrits en italien ou de provenance dont tu ignores la localisation… Parfois, tu ne sais même pas ce que tu vas manger.”
À Paris, si la diversification des pizzerias est une réalité, elle demeure toutefois encore assez discrète. “Si on prend la pizza à la part [ou al taglio, comme à Rome, ndlr], par exemple, il n’y a pas eu d’ouverture notable récente”, constate Anthony Da Silva. Et des domaines restent à explorer. “Si on creuse bien, on voit qu’il reste des spécialités et des formes de pizzas qui n’ont pas encore été exploitées, comme la pizza deep dish de Chicago”, poursuit Ezechiel Zerah.
À quoi ressemblera donc la pizza de demain ? Difficile à dire. Une chose est certaine, c’est qu’elle a encore de beaux jours devant elle. La pizzeria, comme de nombreux autres restaurants, étant devenue un véritable terrain d’exploration pour curieux et amateurs du produit. “Je suis persuadé que, dans un futur proche, on sera prêt à se déplacer même jusqu’en banlieue pour aller manger une pizza”, prédit Ezechiel Zerah.
Un engouement dont on peut se réjouir… ou s’alarmer. “Si tout le monde veut les mêmes produits, il faudra un jour réfléchir aux conséquences sur les fournisseurs et sur les méthodes de production, note Anthony Da Silva. Si demain, tu as 200 restaurants Big Mamma, comment les producteurs pourront-ils suivre la cadence ? Au bout d’un moment, tu ne peux pas produire de la mozzarella ou des tomates San Marzano en quantité illimitée.”