Il est des interviews où l’on ne voit pas le temps passer. Des moments où il faut compter sur la batterie faible de l’enregistreur pour vous ramener à la dure réalité de l’emploi du temps. Dans le genre, notre rencontre avec Guillaume Le Roux, guide gastronomique bavard et banlieusard multi-casquettes, était un cas d’école.
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Dix ans. Voilà déjà dix ans que Guillaume Le Roux raconte, chronique et ausculte chaque semaine, sur 716, les restaurants de Paris, de banlieue, et même du monde entier. “Un sacerdoce”, concède celui qui garde encore en mémoire des premiers pas éprouvants dans l’hermétique univers de la critique culinaire.
Après de longues heures passées à éplucher les hebdomadaires, à découper les chroniques de restos et à les archiver dans des classeurs, il a lui aussi voulu tenter sa chance. Mais ses textes, envoyés “à toutes les rédactions qui comptaient à Paname”, sont restés lettre morte. “On ne m’a jamais accepté une pige nulle part”. Une déception, certes, mais qui touchait plus à l’aspect financier qu’à l’orgueil.
“Au final, ça m’a donné raison, ajoute-t-il, assez peu rancunier. Quand tu vois que les mêmes qui se pinçaient le nez quand je recommandais un super kebab s’extasient en me parlant d’un ‘petit kurde sympa’ qu’ils ont découvert… ça me fait marrer.”
Aujourd’hui, il ne compte même plus le nombre de fois où il a pu devancer des plumes et des médias culinaires spécialisés dans la quête de restaurants qui montent, ni même le nombre de fois où d’autres se sont attribué ses découvertes sans même le citer. “C’est frustrant et ce n’est pas la manière dont je fonctionne. C’est pour ça qu’à chaque chronique, je raconte la petite histoire qui m’a amené vers tel ou tel restaurant.”
Ne pas subir la ville
En lui apportant la force et la motivation nécessaires pour faire les choses par lui-même, avec sa propre griffe, cet affront venu de la presse traditionnelle aura joué un rôle déterminant dans son parcours. En 2008, alors qu’il hésitait à partir s’installer en Amérique latine, Guillaume Le Roux s’est finalement convaincu de rester vivre en région parisienne. Mais à une seule condition : “Si je restais à Paname, c’était pour la découvrir comme un voyageur et, surtout, rester en exploration constante”.
Une façon pour lui “de ne pas subir la ville”, de faire honneur aux richesses culinaires de la capitale, mais aussi de mettre en avant ce qui deviendra, par la suite, sa marque de fabrique : une attention toute particulière portée à l’accueil des restaurants.
“Quand tu venais de banlieue, il fallait bien compter plus d’une heure avant de pouvoir te poser dans le restaurant que tu avais choisi. Le temps de prendre la voiture, d’arriver à Paris, de trouver une place de parking… Et quand tu arrives dans ces conditions, tes attentes sur l’accueil et sur le lieu ne sont pas les mêmes que celles d’un Parisien qui vit dans le coin, ou qui pourra marcher 300 mètres pour trouver un autre restaurant qui lui convient mieux.”
Guillaume Le Roux est aujourd’hui l’un des rares critiques culinaires à attacher autant d’importance au service et à l’accueil. “Une valeur d’avenir”, dit-il. On m’a trop souvent survendu des lieux, alors j’essaie de retranscrire le plus fidèlement possible ce que l’on trouvera dans les adresses que je recommande.”
Avoir l’œil
En dix ans, Guillaume Le Roux a appris à repérer un petit troquet en un coup d’œil et à laisser traîner ses oreilles au bon endroit, au bon moment. Si ce sont des qualités qu’il se reconnaît volontiers, il insiste aussi sur le rôle et l’aide de son entourage. Grâce à son réseau, il a ainsi pu tout autant obtenir des tuyaux sur un petit restaurant syrien à la porte de Saint-Ouen, que se faire amener par sa famille dans une belle adresse du 1er arrondissement.
“Pour mes chroniques, je ne faisais aucune différence entre un boui-boui et un grand restaurant. À cette époque, j’étais le seul à faire ça car j’avais le sentiment que l’on ne parlait vraiment pas assez des restaurants pas chers. Aujourd’hui, tout ça a bien changé.”
À force d’arpenter les rues (il est également guide touristique dans plusieurs coins de Paris) et de dénicher de nouveaux talents (il a évolué pendant dix ans dans le milieu de la musique et de la radio), Guillaume Le Roux a donc développé toute une méthode pour repérer les adresses qui pourraient valoir le détour. “Je sais me faire un premier avis assez rapidement et comment choper les bonnes infos, le bon plat à essayer.”
Quand on lui suggère une adresse, il note systématiquement, sans exception. “Même si ça a l’air chelou”. Une fois rentré chez lui, il fouille sur Internet. Avis, commentaires, photos : rien ne lui échappe.
Une science du détail qui lui permet de sentir les coups avant (presque) tout le monde. “Je suis, honnêtement, l’un des blogueurs qui a le plus défendu la cuisine chinoise à un moment où elle en avait le plus besoin.” C’était en 2012, quand la cuisine régionale chinoise a vraiment débarqué à Paris. En matière de gastronomie chinoise, 716 regorge ainsi de bonnes adresses et se met régulièrement à jour, même si cela exige parfois une grande souplesse.
“Les bons plans tournent très souvent, et ça va très très vite. Les jeunes chinois vont beaucoup au restaurant, ils savent très bien quel plat manger et à quel endroit et ils se font tourner les plans entre eux.”
Son dernier coup de cœur ? Miam Miam Cool, dans le quartier d’Opéra. La prochaine hype à venir, selon lui ? Les restaurants portugais de banlieue parisienne. “Vous verrez, dans quelques années, on viendra vous parler d’un petit portugais de Gennevilliers comme si c’était une nouveauté.”
Sans rancune
Après dix années à défricher, à se bâtir une réputation et à s’extirper des petites galères financières, Guillaume Le Roux “n’a pas lâché l’affaire”. D’abord parce que son indépendance lui a offert une liberté sans pareille. “Je n’ai pas besoin d’attendre qu’une personne au-dessus de moi valide mon intuition.”
S’il n’est plus autant “hors réseaux” qu’à ses débuts, comme le présentait Atabula en 2011, il se dit fier d’être parvenu à conserver sa liberté de mouvement, de critique et d’analyse sur l’environnement hystérique, en pleine ébullition, dans lequel baigne aujourd’hui la restauration.
Mais, à ses yeux, sa marge de manœuvre est surtout d’avoir la chance de ne pas être contraint de parler de tous les établissements qu’il teste. À une époque, par transparence, il recensait tous les restaurants dans lesquels il s’était rendu dans la semaine, mais auxquels il n’accorderait pas de chronique.
“Parfois, ça ne tient pas à grand-chose”.
Il cite en exemple un petit bistrot parisien, avec une carte sympathique, qui aurait pu être un bon plan. “Mais quand j’ai vu la tronche de la salade, surmontée d’une vinaigrette industrielle, je n’en ai finalement pas parlé. Je n’avais pas envie de le chroniquer, ni de le massacrer.”
Et c’est aussi ça qui fait la patte de 716 : la bienveillance – même s’il ne se prive pas de fustiger, quand cela commence à l’irriter, les restaurants aux tables trop serrées, “où l’on mange le manteau sur les genoux”. Guillaume Le Roux se focalise sur les endroits et les chefs qui valent le coup, rien de plus. “Je ne suis pas en opposition, je ne suis pas en compétition. Ma plus-value, c’est le pas de côté.”
“Je suis assez original sur les choses que j’aime pour ne pas avoir besoin de me payer la tête de quelqu’un. Je me focalise sur ce que j’aime, certes, mais ce n’est pas pour autant béni-oui-oui, quand ce n’est pas assez bien, je n’en parle pas.”
Après dix années d’existence, l’objectif de 716 reste inchangé : offrir un guide utile et pratique que l’on consulte pour s’inspirer, pour se laisser surprendre, une demi-heure avant d’aller au restaurant. Un guide qui ne propose que des adresses sûres, autant à l’autre bout de Paris qu’à deux pas de chez soi.
Aujourd’hui, Guillaume Le Roux ne se contente plus d’écrire. Il continue ses visites guidées un peu partout dans la capitale, dont une dans le quartier de Barbès autour de la gastronomie, et a aussi lancé des dîners mystères. Un rendez-vous mensuel, dans un lieu inconnu, “de la cantine soudanaise au petit tamoul”, résume-t-il. “À Paris, on a le stress et la pollution, certes, mais on a aussi et surtout l’ouverture. À la différence de plein de pays européens, ici, tu peux manger kabyle ou taïwanais quand tu le souhaites, à deux pas de chez toi. Il faut bien en parler… et en profiter.”
Ses (très) bonnes adresses :
- Coupi Bar (Paris, 13e), pour un banh mi idéal, mais sans prétention
- Le Petit Bar (Paris, 1er), pour un vrai petit bistrot à l’ancienne
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Sidi Rached (Paris, 18e), pour de très bonnes grillades au feu de bois
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Miam Miam Cool (Paris, 9e), pour des spécialités du Sichuan (Chine)