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C’est dans le long trajet qui la ramenait chez elle, depuis la brigade des mineur·e·s où elle venait de porter plainte, que Louise Deschamps ne put sortir de son esprit cette ceinture qu’elle avait perdue 25 ans plus tôt. Une bande de cuir somme toute banale qui la transportait pourtant à l’un des pires moments de son existence : le viol qu’elle avait subi adolescente.
“Sur le chemin du retour, j’ai dû faire un transfert, j’ai fait une fixette sur l’idée de récupérer cette ceinture. Et je me suis demandé si cela arrivait à d’autres [survivant·e·s], d’avoir un objet qui représente ce triste épisode”, se remémore l’artiste au téléphone.
L’objet comme “témoin du viol”
Louise Deschamps a alors l’idée de réunir des témoignages dans un livre, L’Objet de mon viol, afin d’“aborder le sujet du viol par un objet qui nous manque, un objet qui serait comme la trace ou le témoin du viol”. Placer un objet au centre des discussions a permis à l’autrice d’alléger quelque peu la lourdeur de ses rencontres.
Cela instaure également un point d’ancrage et d’empathie, une distance pudique pour le lectorat, pour qui il peut être difficile de lire des témoignages de viol. Chaque personne interrogée avait son objet en tête, des objets du quotidien tels qu’un bas de pyjama Minnie Mouse, une petite voiture ou Titi, un doudou : “D’ailleurs, Yvette dort aujourd’hui encore avec son Titi”, rapporte Louise Deschamps.
Endossant le rôle de béquille, ce point de départ matériel n’est évidemment pas en mesure de supprimer la charge émotionnelle des récits. Louise Deschamps confie à quel point son année de travail a été difficile :
“Je ne vais pas mentir, cela a été très dur. Je recevais les personnes chez moi […]. Cela durait environ trois heures, je commençais par leur expliquer mon histoire, c’était important que je m’ouvre à elles d’abord.
Puis, je leur demandais si elles pensaient à un objet, et de là, on arrivait à leur récit. Il y avait des moments insoutenables. Le plus difficile, c’est de se dire que ça pourrait ne jamais finir, que je pourrais faire un livre de milliers de témoignages, avec des milliers d’objets. C’est infini et cette idée m’a beaucoup affectée.”
Les histoires défilent. Il s’agit d’un père, d’“amis”, d’un ex, d’un mari ou d’une nourrice. Les détails varient mais le cœur des histoires demeure : il s’agit souvent d’une personne connue par la victime, d’une relation de confiance bafouée, de la loi du silence imposée et des conséquences à vie.
Ce tourbillon de récits de violence a été vertigineux dès les débuts du processus de réalisation du livre. Trouver des personnes ayant subi des viols a “malheureusement été très facile”. “J’avais une amie dont la fille avait été violée très jeune. Elle m’a ensuite dirigée vers sa sœur, qui m’a elle-même parlé d’une amie à elle.” Parmi les survivant·e·s, “des hommes, des femmes, des âges très différents, des gens de milieux différents”. “C’était très important pour moi”, appuie Louise Deschamps.
Des photos comme métaphores du traumatisme
Dans L’Objet de mon viol, les textes sont ponctués de photographies des objets en question : une façon de “faire moins peur”. “Je me souvenais du livre de Françoise Dolto, Le Complexe du homard, qui présentait beaucoup d’images pour aborder des thèmes très graves. Grâce à ces images, adolescente, j’étais rentrée facilement dans les récits du livre. Je trouve que cela permet d’éveiller les consciences, de faire en sorte que les ados s’emparent des histoires rapportées.”
Les images des objets ont la particularité d’être fragmentées en morceaux, comme brisées. Ce choix est apparu à Louise Deschamps comme une métaphore de “la brisure en nous” que causent les agressions sexuelles :
“Ce genre d’événement, c’est un tout petit moment de vie. C’est comme le temps de prendre une photo, c’est un flash en termes de temporalité par rapport à une vie. Pourtant, ça a un impact pour toujours. Ce peu de temps peut fracasser notre grille de lecture du monde, casser une innocence.
Dans tous les témoignages, j’ai senti beaucoup de candeur. Juste avant qu’on se fasse violer, on est dans un moment de pleine confiance. Les brisures des photos servent à montrer qu’on ne devrait pas voir ce genre d’objets du quotidien brisés. J’aimais bien l’idée de les recoller, mais pas tout à fait. Parce que même si on continue à vivre, il y a toujours quelque chose de décalé. On peut réparer, mais pas complètement”, exprime l’autrice.
Les grains et les zooms qui agrémentent certains clichés imitent le rôle – tantôt défaillant, tantôt figé – de la mémoire face à ces événements traumatisants. “Dans ma vie, le viol est parfois très présent ; parfois, il est plus loin. Je voulais représenter cela de façon très sensorielle, très brute, comme une plage de mémoire”, ajoute Louise Deschamps. “J’étais en larmes quand j’ai eu le livre entre les mains.”
Un devoir de transmission
L’artiste rapporte des réactions similaires chez les personnes rencontrées. “Elles m’ont toutes dit : si ce livre ne peut servir qu’à une personne, s’il l’aide à se sentir moins seule, c’est le principal.” Depuis la publication de l’ouvrage, il semble bien que ce soit le cas.
Louise Deschamps reçoit des messages de personnes qui lui “racontent leur histoire, qui partagent des photos de leur objet” mais aussi de “beaucoup de jeunes filles qui connaissent quelqu’un à qui c’est arrivé et qui veulent l’aider”.
“C’est notre devoir de faire avancer les choses”, conclut-elle, “pour que nos enfants vivent mieux, dans la confiance”. “Quand j’ai porté plainte, je trouvais cela tellement triste que j’étais comme forcée d’essayer de faire bouger les choses. Tu te dis qu’il n’y a pas que ta vie à toi, en fait. C’est naïf, c’est un petit caillou, mais en même temps…”, lance, en suspens, l’autrice.
Un petit caillou, peut-être, mais un caillou qui en rejoint d’autres, toujours plus nombreux, qui permettent de libérer les paroles et de soulager les souffrances. En attendant, Louise Deschamps a quant à elle “racheté [sa] ceinture sur eBay”. “Ça m’a fait reprendre le dessus sur quelque chose, quand même. Faire ce livre, c’était comme une arme, faire quelque chose que je ne subis pas mais que je mène. Tous les témoins ont ressenti cela, un souffle de liberté.”
L’Objet de mon viol est disponible aux éditions Actes Sud. Les photos du livre seront exposées cet été, aux Rencontres photographiques d’Arles 2022, dans la librairie d’Actes Sud.