La pandémie et les nombreux confinements qui en découlent ont été paradoxalement une aubaine pour les plateformes de streaming. Difficile de trouver meilleure façon de s’évader que de se plonger dans une série en étant enfermé chez soi, d’autant plus que la plupart des géants du streaming comme Netflix avaient du stock à écouler quand les tournages étaient encore suspendus. Dans l’Hexagone, la pandémie a permis de faire éclore de gros cartons comme Au royaume des fauves ou The Last Dance, mais aussi de retrouver des œuvres indémodables comme The Office et Friends.
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Mais de l’autre côté de l’Atlantique, c’est bien une nouvelle série qui a cartonné et qui a fait pas mal de bruit en pleine ère Trump : Yellowstone, une série signée par Taylor Sheridan. Ce scénariste, producteur et ancien acteur américain (plus précisément texan, ce qui a de l’importance par la suite) aux multiples talents a notamment été un proche collaborateur des cinéastes Denis Villeneuve et Stefano Sollima, principalement sur les films Sicario, sa suite, et Sans aucun remords. Un fan de productions policières et western donc, une passion qui se reflète également sur son CV du petit écran (New York Police Blues, Sons of Anarchy, Les Experts…).
Et cet attrait pour des séries et un genre emblématiques du cinéma américain n’est pas un hasard. Depuis le succès de Yellowstone, la chaîne et plateforme Paramount+ (anciennement appelée CBS All Access, et toujours indisponible dans nos contrées) lui déroule le tapis rouge. Taylor Sheridan développe déjà deux spin-offs de Yellowstone (1883 et 6666) et a profité de cette liberté et de la confiance de la plateforme pour créer des mini-séries originales (Mayor of Kingstown, Kansas City) avec toujours le même contexte géographique voire politique : l’Amérique pastorale dans un western contemporain aux valeurs très masculines et républicaines, déjà renommé par les médias locaux comme le “Taylor Sheridan Universe”.
Or, dans une Amérique encore déchirée par le mandat de Donald Trump, ce cadre et ce contexte hors de toute justice sociale plaisent voire fascinent. Mieux, il attire les foules en masse devant la télévision, si bien que Yellowstone est devenue, en quelques saisons, la série la plus puissante du câble américain, détrônant The Walking Dead au passage, qui occupait cette position depuis une dizaine d’années. Mais comment expliquer un tel succès pour une série souvent considérée comme très clichée, toxique dans son écriture des personnages et aussi soapesque qu’un téléfilm de l’après-midi sur une chaîne gratuite ?
Une série qui explose les records…
Comme son nom l’indique, Yellowstone se déroule dans les vastes terres du Montana. On y suit le quotidien des Dutton, une famille de fermiers à la tête du plus grand ranch des États-Unis. Une véritable mine d’or qui se transmet de génération en génération, mais qui attire aussi l’œil de politiciens véreux, de promoteurs immobiliers alléchés par le gain et des réserves indiennes chassées de leurs terres aux alentours. John Dutton, le patriarche incarné par Kevin Costner, s’assure du bon fonctionnement du ranch mais aussi de le protéger contre ce qu’il considère comme une menace, sans chercher à comprendre si leurs intentions sont louables ou non.
Yellowstone oscille principalement entre deux genres : le soap et le western. D’un côté, la série plonge dans les tourments d’une famille dysfonctionnelle à la Succession, où certains enfants de John sont moins bien considérés que d’autres et les drames familiaux se multiplient, allant de la trahison au meurtre souvent de manière absurde. De l’autre, elle peut soudainement tomber dans un climax de violence à travers une vision très virile du western, où s’enchaînent courses-poursuites à chevaux, règlements de compte entre cow-boys et homicides sanglants en guise de twists récurrents.
En d’autres termes, la série de Taylor Sheridan n’est pas très bonne et loin de séduire les critiques américains par ailleurs. Elle accumule des clichés poussiéreux sur la masculinité, propose en sous-texte un discours très conservateur et patriotique hérité des westerns, et remet sur un piédestal l’American way of life, une éthique de vie soutenue notamment par d’anciens présidents comme George W. Bush et… Donald Trump. Bref, c’est assez surprenant pour le dire mais Yellowstone est une série de droite, qui vise un public à l’idéologie républicaine, sans toutefois tomber dans les travers du racisme (mais un peu de la xénophobie tout de même). Et non seulement ça fonctionne, mais la série cartonne sur les écrans américains.
Depuis la diffusion de sa première saison en 2018, Yellowstone ne cesse de gratter des téléspectateur·i·ces en live, comprenez en direct sur leur télévision, sur Paramount Network, sans même ajouter les chiffres de sa plateforme Paramount+. Onze millions étaient présent·e·s lors de l’épisode final de la saison 4, une audience vertigineuse qui rivalise voire dépasse les chiffres de The Walking Dead et Game of Thrones à leur apogée, respectivement sur HBO et AMC, deux cadors du câble. Et comme on le disait précédemment, les chiffres connaissent une progression exponentielle qu’on ne pensait jamais revoir sur la télévision à l’âge d’or des plateformes de streaming, d’où l’impact probable de la pandémie.
Par ailleurs, Yellowstone commence également à attirer l’œil des cérémonies et leurs critiques. Snobée par les Emmy et les Golden Globes depuis quatre ans, la série a été nommée aux SAG Awards pour la première fois de son histoire. Aux États-Unis, certains médias proposent désormais des reviews de chaque épisode, preuve que le virus Yellowstone est aussi contagieux qu’une certaine pandémie IRL. Mais alors, comment expliquer le succès d’une œuvre clairement à contre-courant de son époque, surtout dans une société américaine plus progressiste, et qui célèbre une époque en harmonie avec la nature quasi morte et enterrée par les nouvelles technologies ?
Mais à l’idéologie poussiéreuse
Ⓒ Paramount+
Au premier abord, Yellowstone est une série qui a de la gueule, pour le dire simplement. Elle s’appuie sur un casting solide porté par Kevin Costner, acteur vétéran du cinéma très apprécié aux États-Unis. Par ailleurs, elle a été vendue et créée comme une série prestige. Taylor Sheridan vient du cinéma et ça se ressent à l’image avec une photographie léchée, des plans contemplatifs sur la nature à couper le souffle et un sens inné pour les scènes de castagne. Son amour pour le western transpire dans Yellowstone, un genre emblématique du cinéma américain, dans le plus pur respect des auteurs historiques comme Clint Eastwood.
D’ailleurs, Taylor Sheridan cherche à moderniser le concept du western dans ses productions. Par exemple dans Yellowstone, il donne une voix et une perspective sur les habituels outsiders du genre, les Amérindiens. En termes de diversité, on peut saluer la série qui propose un casting d’interprètes amérindiens jamais vus auparavant sur le petit écran. En sous-texte, il y a aussi un message basique mais toujours efficace sur l’écologie et le respect de la nature, puisque les Dutton défendent un système de vie qui prône l’harmonie avec son écosystème. Mais les apparences sont parfois trompeuses, ou tout du moins loin d’être à l’abri de répandre des stéréotypes vieux comme le monde.
En effet, Yellowstone propage entre ses lignes une image assez toxique de la masculinité. La série souhaite faire rayonner des valeurs traditionnelles et conservatrices des États-Unis à travers une virilité exacerbée. Dans Yellowstone, la question de qu’est-ce qu’il faut pour être un homme revient quasiment à chaque épisode. C’est une vision idéalisée des valeurs républicaines et le retour à la mythologie de l’Homme américain qui domine, qui triomphe sur ses ennemis (les cow-boys versus les Indiens, pour résumer grossièrement). En résumé, Yellowstone ne fait que recycler les tropes et les clichés toxiques d’antan, comme en témoigne le parcours de Taylor Sheridan : un homme blanc qui a grandi au Texas, entre les vaches et les conflits territoriaux qui remontent, pour la plupart, à la colonisation.
Ainsi, la série souffre d’un male gaze omniprésent, qui rend les personnages masculins détestables et les protagonistes féminins… sexistes. Beth Dutton, la fille de John incarnée par l’excellente actrice britannique Kelly Reilly, est une femme qui a copié le comportement masculin pour s’imposer dans ce milieu. Elle accumule donc des archétypes de la virilité toxique à travers une dépendance à l’alcool, la violence et le sexe, se montrant tout aussi intransigeante avec sa famille. Une femme décrite comme puissante et sûre d’elle, certes, mais définie par des atouts masculins, comme s’il était impossible de trouver une autre voie pour réussir dans la vie.
Désignée comme une série de droite, Yellowstone s’abstient toutefois de tomber dans l’écueil du racisme. Elle évite tout simplement d’en parler même si les tensions entre la famille Dutton et la réserve s’appuient clairement sur des conflits territoriaux, à savoir qui a envahi l’espace de l’autre en premier. La série partage alors un message très protectionniste, où tous les moyens sont permis quand il s’agit de protéger son bien. Les personnages appliquent leur propre justice, quitte à s’adonner aux pratiques les plus violentes.
Mais tout ceci est analysé par un noble point de vue européen, et c’est peut-être pourquoi la popularité de Yellowstone n’a pas dépassé les frontières américaines (même si la série est disponible sur Salto en France) : c’est une œuvre qui parle du passé de l’Amérique, plus précisément dans un contexte pastoral et sudiste, et du mythe américain. Un discours conservateur et républicain entendu, apprécié et défendu par une grande partie du corps électoral de Donald Trump, et par une bonne partie des États-Unis tout simplement.
Là n’est pas la question de savoir si oui ou non on partage ses valeurs, propres et libres à chacun, et qui ne la définissent pas forcément comme une bonne ou une mauvaise série. Yellowstone sort non seulement du lot pour ses chiffres d’audience ahurissants, mais aussi pour son identité politique clairement de droite, nouvelle preuve que les séries sont politiques et qu’elles sont désormais un support qui prône la pluralité et la diversité. Certaines le font mieux que d’autres, ou avec un point de vue différent, mais force est de constater que la figure honorable et fière du cow-boy manque à une partie de l’Amérique, qui s’identifie à John Dutton comme elle s’identifiait à ses super-héros en cuir comme Ethan Edwards ou Thomas Dunson par le passé.
En France, les deux premières saisons de Yellowstone sont disponibles en intégralité sur Salto.