Théorisé par John Landgraf, le boss de la chaîne américaine FX, le concept de Peak TV permet de comprendre comment l’industrie des séries a muté ces dernières années, en particulier depuis les années 2010 et la démocratisation des plateformes de streaming légales. Premier arrivé sur ce mode récent de consommation de contenus, le géant Netflix a emmené dans son sillage d’innombrables concurrents jusqu’à réveiller les appétits des mastodontes Amazon, YouTube, Facebook, et bientôt Disney et Apple.
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L’ère de la Peak TV, censée être ce moment où la production sérielle atteindra un pic dans la quantité de sa production avant de redescendre, bat son plein. D’ici là, les plateformes, mais aussi les chaînes de télé linéaires et les chaînes câblées, en veulent toujours plus. Toujours plus de séries blockbusters, de séries d’auteur·rice·s, de séries de réalisateur·rice·s, de séries “recettes” capables de s’exporter facilement à un niveau international, de séries qui ne ressemblent plus à des séries… Le paradoxe de ce capharnaüm général, c’est que si la demande très forte semble créer un espace de liberté inouï pour les storytellers, et que certaines voix passionnantes émergent sur des sujets jusqu’ici invisibles, cette bulle sérielle a aussi crée un monstre qui a besoin d’engouffrer un maximum de contenus, toujours plus fades et formatés sur des hits passés.
La France sort la tête de l’eau
L’édition 2019 du Festival Séries Mania, qui se tient du 22 au 30 mars dans les rues de Lille, s’est logiquement fait le reflet d’un art protéiforme, qui éclate dans tous les sens. À qui profite la Peak TV ? Peut-être, enfin, aux séries françaises, qui vont là où on ne les attendait pas. Elles s’essaient plus que jamais au genre. Entre le début – sous haute influence lostienne – de la saison 2 de Missions, la séduisante Une île, variation envoûtante dont je vous reparlerai sur la figure si casse-gueule de la sirène, ou encore les amours sous algorithmes d’Osmosis, l’Hexagone n’a plus peur de s’éloigner des polars (même les chaînes hertziennes en font encore beaucoup).
© Arte
La plus belle réussite française cette année est sans conteste la comédie de mœurs Mytho, écrite par Anne Berest et réalisée par le revenant Fabrice Gobert. Marina Hands est irrésistible dans le rôle d’une mère au bout du rouleau, écrasée par la charge mentale, cette notion sociologique récemment démocratisée, qui analyse la façon dont la personne en gestion du foyer familial (en écrasante majorité les femmes) a constamment l’esprit occupé par mille petites choses. Sur un sujet qui a émergé suite au mouvement #MeToo et à la nouvelle vague féministe, Mytho a le mérite d’être à la fois légère, pertinente et inclassable. On est face à une dramédie moderne, à la mise en scène inventive, qui s’autorise aussi bien une séquence musicale que des moments de pure émotion. Arte, depuis longtemps à la pointe de la création française en matière de séries, a frappé fort cette année.
Une voix distincte
Cette année, il n’est donc pas étonnant de voir figurer dans la compétition officielle de Séries Mania deux séries françaises, Mytho et Eden. Cette dernière s’attaque à un sujet sensible d’actualité : le sort des migrant·e·s, tout comme Asylum City venue d’Israël. En dehors de nos contrées, l’heure est sombre et sociale. L’étonnante Chambers (US) explore la notion de white privilege à travers un récit oppressant et horrifique (l’alliance est toujours intéressante, comme nous l’a prouvé dans un autre style Get Out). Dans The Virtues, favorite des pronostics, Shane Meadows dresse le portrait d’un homme de la classe ouvrière brisé par une enfance traumatisante (avec un Stephen Graham explosif). L’israélienne Just for Today, créée par Nir Bergman et Ram Nehari, met en scène la relation sensuelle et ambiguë entre une assistante sociale et un ex-détenu.
© Channel 4
Ces séries austères et pleine d’humanité ont le mérite de rendre visible des groupes souvent invisibilisés, discriminés. C’était aussi le cas de The Red Line, la série d’ouverture du festival, qui tente de réconcilier une Amérique minée par les injustices commises – entre autres – envers les personnes noires. On ne peut que se réjouir de ces partis pris, mais on gagne ici en réalisme sociétal ce que l’on perd en souffle romanesque.
La Peak TV dans ce qu’elle a de plus fatiguant n’a pas manqué de pointer le bout de son nez, proposant une belle flopée de séries… moyennes. L’ère est aux images volontiers qualifiées de “cinématographiques” depuis que la série a gagné ses lettres de noblesse, mais il serait temps de comprendre qu’une belle réalisation ne fait pas une bonne série. Hugo Blick, le créateur de The Honourable Woman et Black Earth Rising, de passage à Séries Mania pour discuter série géopolitique avec Éric Rochant (le showrunner du Bureau des légendes), me le disait : ce qui distingue une “série Peak TV” – comme les anecdotiques Hierro ou Twin présentées à Séries Mania, pour ne citer qu’elles – d’une série qui sort du lot, c’est “une voix distincte”. “Il faut un point de vue. Écrire, pour moi, ce n’est pas une profession, c’est une condition. Que ce soit un travail individuel ou collectif, il faut que ce soit motivé par quelque chose. De trop nombreuses histoires sont informes et plates.”
La grande gagnante de Séries Mania n’est pas en compétition officielle. Présentée dimanche dernier alors qu’elle arrivait aussi sur Netflix, la saison 2 de The OA, toujours pensée par Brit Marling et Zal Batmanglij, est follement moderne, divertissante, toujours surprenante. Elle est l’exception au sein d’une production sérielle qui gagne en pouvoir ce qu’elle perd en audace.