Elle est entrée dans le club très select des meilleures séries de tous les temps. Retour sur l’immense Breaking Bad.
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Quand Vince Gilligan pitche sa série à Bryan Cranston, l’acteur qu’il souhaite recruter dans le rôle de Walter White, il lui dit “C’est Mr. Chips qui rencontre Scarface” (en référence au film Au revoir Mr. Chips, 1939).
Scénariste pour la télévision depuis les années 1990, l’homme a une idée en tête. Il veut démonter le modèle du protagoniste principal qui n’évolue pas, et surtout pas en mal. Il arrive au bon moment : depuis Les Soprano, la figure de l’antihéros en pleine crise existentielle a la cote. Mais personne n’a encore pensé à créer une série où le héros devient un vrai bad guy, du genre qui fait froid dans le dos.
Le deuxième parti pris audacieux et malin, c’est d’imaginer que le héros a un cancer du poumon en phase terminale. Un peu comme pour Titanic, les chances que la série finisse bien sont minces. L’ambiance, posée en saison 1, est de toute façon sombre, très sombre. L’humour est noir, ou jaune. Walter White, ce timide prof de chimie qui se lance dans la préparation de meth bleue quasi pure (99,1 %) pour laisser assez d’argent à sa famille quand il mourra, va faire équipe avec Jesse Pinkman (Aaron Paul). Dès le deuxième épisode, ils se retrouvent à devoir faire disparaître un corps à l’acide hydrofluorique.
Cinéma + série ⇢ Breaking Bad²
Les séries ont toujours eu ce complexe d’infériorité par rapport au cinéma. Créées pour accompagner des espaces de publicité, elles se sont peu à peu affranchies de leur utilité première pour devenir des objets d’art à part entière. Vince Gilligan connaît bien le milieu télé et les codes de narration de la série : il a œuvré comme scénariste pour X-Files pendant sept ans. Lui qui souhaitait travailler dans le cinéma à ses débuts va pouvoir fusionner les formats série et ciné avec Breaking Bad, sans trahir l’esprit de l’un ou de l’autre.
Le point de départ de Breaking Bad est certes intrigant, mais le pitch tient dans un mouchoir de poche. Toute la réussite du show dépend de son exécution : en bon scénariste de série, Vince Gilligan a appris à coller aux basques de ses personnages, à commencer par celles de Walter White, l’homme qui va mal tourner. Pour interpréter ce prof random, père de famille aimant qui va se laisser griser par le pouvoir et l’argent, il fallait toute l’humanité d’un Bryan Cranston, acteur qui avait tapé dans l’œil de Vince Gilligan depuis un épisode de X-Files.
Sa transformation au fil des cinq saisons, autant physique que psychologique, est aussi précise que stupéfiante. Si Bryan Cranston, que le showrunner a eu du mal à imposer car il sortait d’un rôle très comique (Hal dans Malcolm), tient en grande partie la série sur ses épaules (en témoigne ses quatre Emmys et son Golden Globe du meilleur acteur), il n’est évidemment pas le seul à briller.
Son “partner in crime”, Jesse Pinkman, va permettre à Aaron Paul de devenir une star, doublée d’une icône pop avec ses fameux “Yo, bitch!”. Un sacré exploit sachant que Vince Gilligan prévoyait de tuer le personnage à la fin de la première saison. Mais si le showrunner a un plan bien précis en tête (cinq saisons, pas plus, on part d’un point A pour aller vers un point B), il sait aussi accueillir les bonnes surprises.
Jesse et Walt, une relation complexe
Plus Walt avance vers le côté obscur de la force, plus Jesse s’humanise, au point de devenir le baromètre émotionnel de la série. Ce fils spirituel représente bien souvent la conséquence des actes de son mentor. La première scène vraiment dérangeante – qui témoigne d’un début de perte de la notion du bien et du mal chez l’ex-prof de chimie –concerne Jane, la petite amie toxico de Jesse. Alors, certes, elle a une mauvaise influence sur le jeune homme, mais Walt recourt à une méthode pour le moins radicale pour régler le souci : il laisse la jeune femme mourir, étouffée par son propre vomi (saison 2, épisode 12). Cette scène a marqué à jamais son interprète, qui en parlait récemment les larmes aux yeux dans un talk show.
Cet acte de “non-assistance à personne en danger” aura des conséquences lourdes, d’abord sur Jesse, anéanti par cette perte, mais aussi sur bien d’autres personnes innocentes : le père de Jane, contrôleur aérien, tout aussi dévasté par cette perte, provoquera un crash d’avion à la suite d’une erreur d’inattention. Walter découvrira des débris de l’avion dans sa piscine.
Plus tard, en saison 4, il ira jusqu’à empoisonner le jeune fils d’une amie à Jesse, Brock, pour donner une bonne raison à son complice de s’en prendre à Gus Fring. Cette intrigue va dévaster une nouvelle fois le jeune homme émotionnellement fragile, qui suspecte Walt, avant de se raviser, puis de découvrir le pot aux roses. D’autres seconds rôles dramatiques, notamment du côté de la famille (son fils handicapé Walter White Jr., sa femme Skyler, son beau-frère Hank) auront un impact important, voire déterminant sur le show. Ils reflètent, chacun à leur manière, la descente aux enfers de Walt.
Car derrière ses atours badass et ses répliques cultes, BB parle de sens moral, de crise existentielle (surtout celle du mâle blanc cinquantenaire mais pas que), de la responsabilité de nos actes, de leurs conséquences, ou encore de l’importance du noyau familial.
Sous influence ciné
À cette profondeur de la narration propre aux séries s’ajoute l’amour de Vince Gilligan pour le septième art. La réalisation ultra-soignée regorge de trouvailles (cet épisode qui s’ouvre sur ce que voit un aspirateur robot) et a plus à voir avec un film qu’une série où, traditionnellement, le script prime. Les scènes d’action sont souvent courtes (l’attaque des cousins Salamanca contre Hank, la fin de Gus Fring, l’explosion en fin de saison 1, la dernière scène façon McGyver où Walt vient sauver Jesse avec une voiture mitrailleuse) mais explosives et d’une redoutable efficacité.
Le parcours criminel de Heisenberg est jalonné de méchants d’anthologie tarantinesques : big up à Hector Salamanco, à Gus Fring et sa mort incroyable, et finalement à Heisenberg himself. On pense à Reservoir Dogs et plus encore à Pulp Fiction (avec des hommages plan par plan de Vince Gilligan).
Breaking Bad convoque le souvenir d’autres chefs-d’œuvre du grand écran tels que Le Parrain (pour le parcours de Michael Corleone comparable à celui de Walter White), Il était une fois dans l’Ouest (la série a des airs de western moderne jusque dans le soleil écrasant d’Albuquerque, Nouveau-Mexique) et autres films signés Sergio Leone, Une nuit en enfer ou Casablanca pour l’ambiance film noir.
La scène culte
Difficile de n’en choisir qu’une tant la série enchaîne les morceaux de bravoure. Certains épisodes, comme “Fly” (une mouche dans le labo rend dingue Walt),”Face Off” (la fin de Gus) ou “Ozymandias” sont inoubliables. On aurait pu opter pour l’iconique scène “Say my name“, mais le fameux “I’m not in danger, I’m the danger” (saison 4, épisode 6) adressé lors d’une conversation animée avec sa femme, Skyler (Anna Gunn), qui a peur et propose de se rendre à la police, est un must.
La scène exprime à merveille toute la thématique de la série : Skyler décrit le Walt des débuts (“un prof atteint d’un cancer, prêt à tout pour gagner de l’argent”) en imaginant ce qu’ils pourraient dire à la police. Mais l’homme qui se tient devant elle n’est plus le gentil prof de chimie. Non, c’est un criminel aguerri, qui n’est pas en danger, mais le crée. Il se charge de l’expliquer à sa femme, qui réalise alors à quel point l’homme qu’elle a épousé n’est plus celui qui lui fait face.
Plus tard, à la toute fin de la série, c’est encore à Skyler que Walt avoue : “Toutes les choses que j’ai faites, je les ai faites pour moi. J’y ai pris du plaisir. J’étais vivant.”
Phénomène pop
Breaking Bad n’est pas la première série à devenir un phénomène de pop culture : Friends, Lost, Mad Men ou Les Simpson sont là pour le prouver. Il n’empêche, l’amour des fans pour la série semble se bonifier avec le temps. Un laboratoire à cocktails façon van de Breaking Bad sillonne l’Europe, un coffee shop a ouvert à Brooklyn, et même les braqueurs se griment en Heisenberg et son iconique couvre-chef. Les fans du show cassent leur tirelire pour se payer un tour des lieux de tournage à Albuquerque et balancer une pizza sur la maison qui a servi de décor à cette fameuse scène.
La série est citée dans des films (le couple de Nos pires voisins déguise son enfant en Heisenberg), les répliques cultes (“Say my name”, “Yo, bitch!” a eu son appli, “I’m the danger”…) ne cessent d’être reprises ici et là. Le pop art s’est emparé du phénomène. Au passage, Aaron Paul et Bryan Cranston ont gagné des fans fidèles qui les suivent dans leurs nouvelles aventures ciné ou sérielles.
Au moment de la diffusion du show, l’engouement populaire a aussi été marquant. En général, une série voit ses audiences baisser au fil de sa vie. Seules les grandes montent. Le pilote de Breaking Bad avait attiré 1,41 million de curieux lors de sa diffusion le 20 janvier 2008. Ils seront 10,3 millions d’accros à suivre le series finale le 29 septembre 2013.
Son arrivée sur le catalogue Netflix quelque temps plus tard, carrément saluée par Vince Gilligan, permet depuis à de nombreux spectateurs de (re)découvrir la série, d’échanger sur des points d’intrigue, des petits indices méta, d’analyser la symbolique de Breaking Bad, bref de continuer de faire vivre le show bien après sa fin.
Les héritiers
Si Breaking Bad a pu être comparée à d’autres séries comme Les Soprano, son mélange d’influences ciné et d’écriture sérielle est si singulier et si propre à son créateur, Vince Gilligan, qu’on ne voit pas vraiment qui mieux que lui peut faire perdurer l’esprit BB.
On notera que la réalisation, aussi inventive et soignée que celle d’un film, a influencé la production sérielle des années suivantes, de True Detective au récent The Night Of.
On pense logiquement au spin-off de BB, Better Call Saul, qui a vu le jour sur AMC (et Netflix chez nous) en 2015 et se penche sur le personnage de Saul Goodman (Bob Odenkirk) avant qu’il ne devienne cet avocat aussi drôle que véreux et amoral. Encore une trajectoire de mâle en pleine crise qui va perdre un peu de son âme.
On identifie d’emblée quelques marottes propres à Vince Gilligan (un héros sympathique bientôt capable du pire, des problèmes de famille, une fine psychologie, une réal aux petits oignons, une intrigue qui prend son temps et s’accélère d’un coup, une palette de couleurs bien précise…), mais BCS est plus lumineuse et légère que Breaking Bad. Pour le moment du moins.
La série qui a peut-être le plus de Breaking Bad en elle, c’est Fargo, son humour grinçant, ses personnages a priori banals et sa superbe réalisation. On détecte un peu de Walter White chez Lester, le petit gars sympa de la première saison de Fargo, interprété par un autre acteur caméléon, Martin Freeman.
Achevée en 2013, Breaking Bad reste une série très récente. Elle n’a probablement pas fini d’inspirer les futurs scénaristes. Mais le show appartient aussi à cette époque déjà presque révolue, du règne de l’antihéros débuté avec Tony Soprano, poursuivi par Don Draper et achevé par Walter White.