Pour le meilleur et pour le flou.
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Depuis une bonne décennie et l’avènement d’œuvres à la Breaking Bad, une bonne partie de l’énorme production de séries annuelle met en avant ses ambitions esthétiques, qu’elles soient justifiées ou non par la narration. L’image est devenue une obsession, un terrain de jeu pour les réalisateur·rice·s et une façon de sortir facilement du lot. De True Detective à Daredevil et ses mémorables scènes de combat dans la pénombre, on a ainsi observé ces dernières années une tendance de fond, surtout du côté des séries du câble et des plateformes : des œuvres à la photographie de plus en plus sombre, parce que ça fait plus sérieux à peu de frais.
Peu à peu, on a rallumé la lumière – elle reste tout de même souvent tamisée dans les dramas premium – tout en continuant à proposer des séries visuellement ultra-travaillées. Regardez les dernières gagnantes des Golden Globes : Big Little Lies et ses couchers de soleil poétiques, réalisée par Jean-Marc Vallée, The Handmaid’s Tale et ses plans ultra-serrés sur le visage d’Elisabeth Moss, qui baigne dans une ambiance grisâtre que viennent bousculer des dominantes de couleurs bleu vert (les Épouses) et rouge (les Servantes). Autre obsession visuelle prégnante : la réalisation de plans complexes, qu’autrefois seul le grand écran pouvait se payer (mais ça, c’était avant), comme ces plans-séquences que l’on débusque et analyse, qu’ils soient présents dans une série d’auteur comme Kidding ou dans des scènes de baston et fusillade comme Narcos: Mexico.
Tout heureux de détenir à son tour la large palette du langage cinématographique, le monde des séries s’amuse. Un nouveau gimmick de réalisation a fait son apparition cette saison : l’effet flou. Utilisé (à bon escient) par le cinéaste Steven Soderbergh avec The Knick, série dans laquelle son antihéros, un chirurgien incarné par Clive Owen, naviguait à vue vers la médecine moderne tout en consommant un paquet de drogues, le flou effectue un retour en force en cette rentrée 2018.
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Il est en particulier omniprésent dans la réussie Les Nouvelles Aventures de Sabrina, dont le pilote a été réalisé par Lee Toland Krieger. Il occupe parfois un tiers de l’écran, ou entoure tout le personnage pour créer une sorte de halo autour de lui, en particulier dans les scènes dans les bois, impliquant de la magie. L’image de Kiernan Shipka et sa cape rouge, courant dans les bois, n’est d’ailleurs pas sans rappeler la figure de contes enfantins, le petit chaperon rouge, esseulé dans les bois dangereux où vit le loup… Le personnage de Sabrina est perdu dans cette première saison, tiraillée entre sa vie avec les humains qu’elle aime et la découverte du monde des sorcières, qui la séduit. Visuellement, cela se traduit par toute une palette d’effets flous différents, en arrière-plan comme au premier plan. Peut-être un peu trop, la série possédant un univers esthétique déjà bien chargé, à mi-chemin entre Harry Potter et les films de Tim Burton.
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Autre ambiance, mais toujours floue, c’est celle de You, thriller psychologique remarqué de cette rentrée, diffusé sur Lifetime, et dans lequel Penn Badgley incarne Joe, un harceleur manipulateur, persuadé qu’il peut “sauver” d’elle-même sa nouvelle obsession féminine, Beck (Elizabeth Lail). Il l’espionne dans son quotidien, et finit par se rapprocher d’elle. Cette série dérangeante, surtout en cette ère post #MeToo, prend le parti discutable d’adopter le point de vue du psychopathe. Pour nous faire comprendre que l’homme est dérangé et ne voit que ce qu’il veut, sa cible, la réalisation utilise un effet flouté, sur le premier tiers de l’écran et souvent en arrière-plan. Ce qui nous fait glisser dans une atmosphère douce, cotonneuse, aussi trompeuse que l’esprit dérangé de Joe.
Des héroïnes… floues ?
© Lifetime
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Lee Toland Krieger, le réalisateur de Sabrina, est aussi celui des premiers épisodes de You… et de Riverdale. Cet homme, qui sera aussi aux manettes du pilote de Deadly Class, prochaine série ado survitaminée, est définitivement un amoureux des effets floutés. On l’aura compris. Mais ce n’est pas le seul.
Sam Esmail, réalisateur de Mr. Robot, série remarquée pour sa mise en scène particulière, aux plans décentrés (le personnage se retrouve tout à droite ou à gauche de l’écran), est aux commandes de Homecoming sur Amazon, adaptation d’un podcast américain à succès. On fait face là à un véritable exercice de style. Pour retranscrire à l’écran cette histoire parano et l’état d’esprit morcelé de son héroïne – Heidi, interprétée par Julia Roberts –, le cinéaste varie les plans, passe à un ratio carré pour distinguer deux timelines, ressort ce bon vieux split-screen, propose des zooms lents et des gros plans inconfortables.
Comme l’explique le site Film School Rejects, la majorité de la série est tournée avec une mise au point au centre. Donc les parties centrales du cadre sont nettes et lucides, mais très souvent, les bords supérieur et inférieur du cadre sont flous. Que ce soit pour la partie de l’histoire qui se déroule en 2018 ou celle en 2022. Une façon de brouiller les pistes du côté des spectateur·ice·s et de surligner le caractère secret de la sombre entreprise Geist, qui embauche Heidi et la manipule pour arriver à ses fins.
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Si dans tous ces exemples, l’utilisation du flou a sa justification, vous remarquez que dans les trois cas, l’histoire met en scène des personnages féminins, et dans deux cas, il s’agit aussi d’illustrer un certain voyeurisme, une intrusion dans leur intimité (pour Homecoming et You). Il y a quelque chose de l’ordre du stéréotype féminin inconscient dans cette utilisation systématique d’un effet flou pour mettre en scène ces femmes. Comme si, aussi différentes soient-elles, elles demeuraient un mystère. Y aurait-il des façons “genrées” de réaliser une série ? En 2014, le Guardian brocardait les séries à la photo excessivement sombres, qui mettaient toutes en scènes des antihéros masculins torturés, arguant que ce choix esthétique était en train de devenir un tic sexiste. Attention à ne pas faire du flou son contrepoint féminin.