Retour sur le twist sériel le plus choquant de la décennie pour son cinquième anniversaire. Attention, spoilers sanglants.
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2 juin 2013. La machine de guerre Game of Thrones est en marche depuis trois saisons. Au travail, à l’école, dans le métro, dans les embouteillages du périph’, tous les fans de la série blockbuster signée HBO n’ont qu’une seule envie en tête : visionner le nouvel épisode de leur show préféré. Mieux encore, il s’agit du neuvième de la saison, véritable offrande au twist sériel depuis deux ans (la mort de Ned Stark et la bataille de la Néra sont là pour en témoigner). Mais personne, hormis les lecteurs des livres de George R.R. Martin, ne se doutait qu’un bain de sang tarantinesque les attendait.
Le Red Wedding est devenu un bouleversement majeur du show, de la télévision voire de la pop culture. Un événement qui ferait presque tomber le “Not Penny’s boat” de Lost aux oubliettes tant les réactions des spectateurs devinrent virales. Il s’agit d’un des plus gros doigts d’honneur scénaristiques fait par les créateurs d’une fiction à leur fan base, supprimant un à un des personnages qu’ils imaginaient être les héros de l’histoire. Oui, les Stark ont pris cher, et à l’époque, on se demandait comment David Benioff et D.B. Weiss avaient pu creuser encore plus profond sous la tombe de Ned.
Un mariage et quatre enterrements
“Les Pluies de Castamere”, qui correspond au nom de l’épisode, est également une chanson dont les paroles sont retranscrites dans la saga littéraire A Song of Ice and Fire. Le compositeur de la série, le génial Ramin Djawadi, l’avait d’abord écrite comme le thème principal des Lannister. Mais comme il l’a raconté à Biiinge dans son interview, elle a été choisie spécialement pour accompagner la scène du Red Wedding afin de faire comprendre en amont aux spectateurs qu’une tragédie allait se dérouler, faisant de la royauté de Westeros les plus grands fumiers de Game of Thrones.
Quand les Stark se rendent à la demeure des Jumeaux chez les Frey, on se dit qu’ils touchent enfin du doigt une victoire. Celle d’une simple bataille bien sûr, déplaçant enfin les pièces de l’échiquier du royaume des Sept Couronnes en leur faveur. C’était mal connaître l’esprit diabolique de George R.R. Martin. Avec l’alliance secrète entre Tywin Lannister, Roose Bolton et Walder Frey, les Stark n’avaient aucune chance de survie et on leur a littéralement planté un couteau dans le dos.
Le Red Wedding est une débauche de violence rarement atteinte à la télévision. Les showrunners de la série prennent à revers leurs spectateurs, en témoigne la cruauté des coups reçus par les habitants de Winterfell. Ils nous arrachent symboliquement les entrailles à travers la mort de Talisa, enceinte et pourtant froidement poignardée dans le ventre par un des traîtres. Robb finit le corps percé par une volée de carreaux d’arbalète, tandis que sa mère, désespérée, a la gorge tranchée. Même Grey Wind, le loup du nouveau roi du Nord, est abattu avant que sa tête ne vienne décorer le corps inerte de son maître dans un geste des plus lugubres.
Pour les fans de la série, le choc est insoutenable et le twist diaboliquement génial. Les acteurs délivrent une performance exemplaire, à commencer par Michelle Fairley et son dernier souffle à glacer le sang en tant que Catelyn Stark. “À certains égards, je voyais la scène comme un opéra”, décrivait le réalisateur David Nutter en 2013 dans une interview pour la Directors Guild of America. Une pièce tragique où la position de chaque personnage était prévue pour entraîner un effet domino, dont l’impact résidait dans la mort des Stark. La musique, la boisson, le discours de Walder Frey… toute la mise en scène a été pensée comme un ballet macabre.
Un souper avec la pop culture
Si la puissance du Red Wedding émane de son intensité scénaristique, la viralité du twist a entraîné un véritablement événement dans la pop culture. Le festival de surenchère, qui fait partie intrinsèque de l’ADN de Game of Thrones, a véritablement commencé avec cette séquence. De nombreux spectateurs américains ont filmé leurs réactions en live avant de les poster sur les réseaux sociaux. Plus besoin de hashtags quand des centaines de youtubeurs les ont ensuite compilées en vidéos de 10, 20, 30 minutes de “Oh my god, they’re killing everyone !”
Un cri de désespoir, de rage, d’orgasme d’une certaine manière quand on se dit après coup combien c’était bon de se faire retourner la tête (et l’estomac). De se rappeler le pouvoir de la fiction et de la boîte à outils du petit sériephile en herbe capable de transcender notre passion à l’aide de twists et cliffhangers toujours plus forts. Avec le Red Wedding, Game of Thrones n’a pas seulement atteint le stade d’une grande série, mais celui d’un divertissement ultrapopulaire.
Dans les contes de notre enfance, on chante les louanges du prince charmant après la bataille. D’une certaine manière, la série de HBO a eu le droit au même traitement à travers ses sujets pour pousser la métaphore plus loin. Outre les vidéos de compilation, “The Rains of Castamere” est devenue l’une des chansons les plus reprises par les artistes amateurs. Avant que des célébrités ne s’en emparent, comme le groupe de rock The National ou Serj Tankian, le chanteur de System of a Down, qui délivrait une intense version lyrique de la composition.
Bien évidemment, le Red Wedding a permis à la commercialisation de produits dérivés de la série d’exploser. Tasses, dioramas, peluches, cuvées de bières et vins Game of Thrones, grande place accordée dans le HBO Shop de New York… Tous les fans voulaient leur T-shirt tiré de la série, arborant fièrement le slogan “I survived the Red Wedding” comme un refrain entêtant de Gloria Gaynor. Et toujours sur Internet, certains passages de l’épisode sont entrés au panthéon des mèmes, dont le hurlement de douleur et de rage de Catelyn devant la mort de son fils.
Des taches de sang qui éclaboussent
Si l’on en croit George R.R. Martin, la séquence du Red Wedding a été écrite pour bouleverser les codes de la fantasy littéraire. “Ce que je préfère dans la fiction, c’est le suspense, expliquait le bourreau l’auteur à CNN en 2013. J’ai tué Ned dans le premier livre et ça a choqué tout le monde. Je l’ai tué car tout le monde pensait que c’était le héros, qu’il allait rencontrer des problèmes mais les résoudre dans tous les cas. La seconde intrigue prévisible était que son fils aîné s’élèverait pour venger son père. Tout le monde s’attendait à ça. J’ai donc décidé que tuer Robb serait la meilleure chose à faire”.
Le Red Wedding a fait date dans l’histoire des séries mais a aussi bousculé le game, faisant des petits. The Walking Dead a suivi le mouvement. Robert Kirkman et les showrunners successifs de la série zombiesque sont même devenus les plus grands exploitants de l’art du cliffhanger mortel, n’hésitant pas à faire croire à la mort d’un personnage principal qui était finalement planqué… sous une poubelle.
Dans les dramas actuels, les scénaristes du petit écran n’ont plus peur de sacrifier les héros de leur histoire sur l’autel du twist. Parfois, l’accord entre eux et les spectateurs est passé en amont de la diffusion, comme Narcos et la campagne publicitaire volontairement spoilante de Netflix pour la saison 2, ou encore Ragnar dans Vikings, fresque historique sur la mythologie scandinave et non pas sur leur plus célèbre conquérant. Et comme pour les martyrs de Game of Thrones, la seconde mort symbolique de ces figures historiques les élève en véritables icônes (controversées dans le cas d’Escobar) de la pop culture.
Le second impact de Game of Thrones sur la petite lucarne concerne le traitement de la violence. Si les chaînes câblées américaines ont toujours eu une plus grande liberté d’expression (les personnages des Soprano, de The Wire ou même d’Oz à la fin des années 1990 n’étaient pas vraiment des enfants de chœurs), l’utilisation de la violence explicite et stylisée s’est démocratisée au cours de la décennie. Entre les combats d’arts martiaux too much d’Into the Badlands, le réalisme cru de Marvel’s Daredevil et Marvel’s The Punisher et les batailles de l’Ouest froides de Westworld, il vaut mieux avoir l’estomac serré avant d’enclencher un visionnage boulimique.
Game of Thrones a également légué une certaine noirceur dans le traitement des histoires et des antihéros, qui vire parfois au sadisme pur et dur. Un an après le Red Wedding, on assistait à l’avènement de True Detective, fable poisseuse et philosophique sur les enquêteurs Rust Cohle et Marty Hart. Taboo, ou le Tom Hardy show, exploite aussi des thématiques particulièrement glauques, comme le vaudou et l’amour incestueux entre frères et sœurs, déjà presque dédiabolisé à travers le couple Cersei/Jaime. On n’oublie pas non plus la capacité de GoT à mettre en avant les personnages handicapés et estropiés comme seule La Caravane de l’étrange de Daniel Knauf osait le faire auparavant.
“Nous avons été capables de montrer que la fantasy est aussi raffinée, adulte et complexe que Mad Men, Breaking Bad ou n’importe quelle grande série de la télévision.” – George R.R. Martin pour HBO en 2015
Enfin, la série de HBO a imposé un modèle à suivre pour créer des fictions au souffle épique, dramaturgique, dans un monde où les dragons et la sorcellerie montent crescendo en trame de fond. On sait que la chaîne câblée réfléchit déjà à des spin-off de Game of Thrones, tandis qu’Amazon s’est emparé des droits d’adaptation du Seigneur des anneaux pour la modique somme de 250 millions de dollars. Toujours plus haut, toujours plus fort ? Oui et non, car même les networks américains ont tenté leur chance, à travers leur budget bien moins conséquent (Beowulf: Retour dans les Shieldlands pour ITV, The Shannara Chronicles pour MTV, Emerald City pour NBC, la future The Outpost pour Syfy…).
Le 2 juin 2013, le Red Wedding a été diffusé et a fait l’effet d’une bombe. Un artifice qui a libéré un élan de folie créatrice et rappelé aux scénaristes du petit écran qu’il était possible de prendre des risques, surtout en cette période pré-Peak TV. “Les études ont monté que les spectateurs étaient préprogrammés pour être davantage attirés par les choses qui sortent de l’ordinaire, voire viennent violer nos attentes, raconte l’écrivain Ben Parr dans son livre Captivology: The Science of Capturing People’s Attention. C’est pour cette raison que des séries comme Game of Thrones continuent de nous captiver. Elles ne correspondent jamais aux convenances attendues”. Comme un certain mariage qui tourne à une extermination. Joyeux anniversaire, cher Red Wedding.