Alors qu’En Thérapie, l’adaptation française de sa série BeTipul, a cartonné en février dernier sur Arte, le showrunner israélien Hagai Levi nous revient avec une double actualité. Président du jury de l’édition 2021 du Festival Séries Mania, qui s’est tenue à Lille du 26 août au 2 septembre dernier, il défendait dans le même temps sa dernière création, une relecture moderne du chef-d’œuvre d’Ingmar Bergman, Scenes from a marriage (Scènes de la vie conjugale en français) portée par un duo d’acteur·ice·s au sommet : Jessica Chastain et Oscar Isaac. Rencontre lors d’une table ronde organisée par Séries Mania.
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Scenes from a marriage est un projet de longue haleine pour vous. Quelle a été l’étincelle qui vous a convaincu d’y aller ?
Hagai Levi | C’était effectivement un projet long : j’ai été approché par le fils d’Ingmar Bergman il y a 7 ou 8 ans. Je n’ai pas fait grand-chose depuis, j’y ai pensé de temps en temps jusqu’à il y a un an et demi quand tout s’est débloqué. Et donc au final, c’est peut-être le projet que j’ai fait le plus rapidement de ma carrière ! J’avais une idée très spécifique de comment réimaginer cette histoire, et c’était de renverser les genres. Une fois cette idée en tête, je savais quoi faire. Cela a pris du temps évidemment, et comme toujours, quand j’écris, c’est un peu l’agonie et la souffrance qui dominent [sourire]. Mais ce choix narratif a été le moment décisif pour moi.
Pourquoi avoir décidé de renverser les genres (Jessica Chastain est celle qui travaille et Oscar Isaac est père au foyer, à l’inverse du classique de Bergman) ?
C’est une adaptation, et il me fallait une bonne raison pour me lancer dans cette entreprise. Je venais de faire The Affair, qui parle aussi des relations conjugales. Donc je me suis dit que ce serait intéressant de renverser les genres. Cela créait immédiatement une nouvelle série, et permettait de moderniser cette histoire, tout en lui restant loyale dans l’essence.
Le fils de Bergman vous a-t-il expliqué pourquoi il vous avait choisi pour ce remake ?
Il venait de voir In Treatment qu’il avait beaucoup aimé. À ce moment-là, j’étais en tournée promotionnelle en Suède et je parlais de l’influence qu’a eue Scènes de la vie conjugale sur moi, et sur cette série. Il y a cette idée de voir deux personnes parler pendant une heure et c’est passionnant. Donc voilà, je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai été choisi, mais en tout cas, sa confiance est la plus belle chose qu’il m’ait accordée.
Le showrunner Hagai Levi. (© SeriesMania)
Konbini | À l’époque de The Affair (2014-2019), vous vous êtes retiré avant sa fin, en arguant du fait que l’aspect commercial d’une série américaine était trop lourd à gérer pour vous. Qu’est-ce qui vous a convaincu de refaire une série outre-Atlantique ?
Ce n’est pas tant l’aspect commercial le souci, en vérité il s’agit de façons différentes de gérer le storytelling. Scenes from a marriage, c’est vraiment mon bébé, ma façon de raconter cette histoire. Je suis dans mon élément. C’était pareil pour In Treatment et Our Boys. J’ai ma façon de faire les choses. Sur The Affair, je n’étais pas seul, Sarah Treem avait sa sensibilité et des goûts différents, complètement valides. Sur Scenes from a marriage, j’ai davantage de liberté créative. Travailler pour HBO est vraiment une expérience libératrice.
C’est la troisième fois que je travaille avec eux et c’est de mieux en mieux ! Je pense que c’est un endroit très rare. Ils vous disent vraiment : “c’est toi l’artiste et on te soutient.” Et pour moi, ce n’est pas un concept américain. D’un autre côté, HBO envoie des notes, beaucoup même et elles sont utiles. Ils ne sont pas juste assis là avec leur argent, ils sont très impliqués et donnent leur opinion. Je ne peux que rêver que cette collaboration se poursuive.
“Quand j’écris, c’est un peu l’agonie et la souffrance qui dominent”
Comment s’est déroulé le tournage dans des conditions sanitaires de pandémie mondiale compliquées ?
Ça a été compliqué. Tourner avec des gens qui marchent et jouent avec des masques, ça n’est évidemment pas l’idéal. C’est très compliqué de créer une intimité dans ces conditions. On travaillait tous les jours, les coûts ont été revus à la hausse à cause des procédures. On a dû s’arrêter quelque temps car une personne de l’équipe est tombée malade. Le tournage s’est déroulé hors de la ville. Le rendu est presque une métaphore de ce qui se passait dehors. On était assez isolés.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez placé ces introductions “behind the scene” au début de chaque épisode, où l’on voit l’équipe et le cast se préparer à tourner ?
En partie, oui. Je ne pouvais pas ignorer le fait que le monde entier traversait cette période alors que nous tournions une série sans aucun masque ou référence à la situation. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai fait ça. J’ai d’autres raisons, mais je ne sais pas si je pourrai facilement les expliquer. Au final, c’est un instinct que j’ai eu, une décision que j’ai prise quelques mois avant que l’on commence le tournage. C’était pour souligner la nature abstraite de cette histoire. Ce n’est pas un couple si spécifique. La série ne dit rien de spécial sur leur lieu de vie, Boston ou sur ses habitant·e·s. Je voulais parler de choses plus génériques, comme l’amour et la monogamie. Je sentais que j’avais besoin de faire ça.
Pourquoi avoir choisi Jessica Chastain et Oscar Isaac pour incarner ce couple ? Vous les aviez déjà vus en couple (dans le film A most violent year, sorti en 2014) peut-être ?
Ce n’est pas nécessairement pour cette raison. Depuis des années, j’avais Jessica Chastain en tête de liste sur ce projet. Elle a explosé en un an, l’année où elle a fait Tree of Life, Take Shelter et La Couleur des sentiments. C’était une évidence, surtout après avoir décidé de renverser les genres. Jessica dégage cette combinaison de pouvoir – elle peut être très forte mais aussi complètement vulnérable et fragile parfois. Dans Tree of Life, elle apporte aussi une sorte de spiritualité. Et c’est une personne vraiment passionnée. J’avais exactement besoin de cette combinaison.
J’avais aussi Oscar en tête plutôt tôt dans le projet. Le fait que les deux interprètes se connaissaient déjà avant a été un énorme bonus pour moi, même si je n’avais pas anticipé cela.
Que vous êtes-vous posé comme question au moment de vous lancer dans Scenes from a marriage ?
Comment je peux faire ça ? [rires] Aussi, j’ai réfléchi à ce que je voulais faire passer comme message. Quand il a fait cette mini-série, Bergman avait dans l’idée de nous montrer ce que coûtait le mariage, comment cette institution tuait l’amour, etc. Et j’arrive presque à l’idée inverse, qui est de montrer à quel point les alternatives ont aussi un prix. Je voulais comprendre les mécanismes de la séparation. Je voulais montrer combien il est devenu facile, de nos jours, de se séparer.
La société actuelle encourage les gens à passer à autre chose, à partir en quête d’une vie meilleure, de son propre bonheur, de l’autoréalisation et autres trucs dans le genre. Et on ne parle pas assez de combien c’est dur la fin d’une relation amoureuse. C’est toujours un mystère pour moi : comment ça peut se terminer, comment on cesse d’aimer ? Je voulais montrer à quel point c’est douloureux.
Entre The Affair, En thérapie et Scenes from a marriage, vous semblez fasciné par le modèle du couple hétérosexuel et monogame. Vous n’avez pas un peu envie de le sauver, ce modèle en crise ?
Eh bien, c’est mon expérience déjà ! J’ai un fils, âgé de 25 ans. On pourrait penser que la jeune génération n’ait pas envie de reproduire ce schéma : “hey, mettons-nous ensemble et essayons de faire notre vie à deux.” Cette idée avait toutes les chances d’appartenir à une époque révolue. C’est une idée ancienne, vous avez raison. Pourtant, c’est encore ce qui arrive aujourd’hui. Un garçon rencontre une fille. Ils veulent être ensemble jusqu’à leur mort. Ce modèle reste celui qui fait avancer le monde d’une certaine manière. Bien sûr il existe bien des options différentes de nos jours mais ce couple-là reste le modèle dominant. Ce qui est fou ! Donc pour moi, ça vaut le coup de continuer à raconter cette histoire.
© HBO
Les séries israéliennes s’exportent très bien dans le monde et aux États-Unis. Que pensez-vous du phénomène de mondialisation des séries ?
J’ai l’impression que chaque pays a sa patte particulière : là je vois des séries italiennes, israéliennes, turques ou encore françaises. Grâce à Netflix, nous avons accès à de plus en plus de séries étrangères. D’une certaine façon, cela participe pour moi à créer un monde meilleur, plus tolérant. Car ses séries nous exposent à des situations et personnages plus variés que jamais. On n’a plus besoin que tout soit en anglais. Je pense que c’est vraiment une très bonne chose. Je trouve ça bien mieux que les remakes et les adaptations. Regardez l’original ! Bon, je sais, la plaisanterie est pour moi dans le cas de Scenes from a marriage [rires].
Konbini | À propos de cette tendance des reboots. Vous avez été des deux côtés du miroir : votre création BeTipul a été adaptée partout dans le monde, et vous vous attaquez ici à l’adaptation d’un chef-d’œuvre avec Scenes from a marriage. Quel est le plus excitant en tant que scénariste dans l’exercice de l’adaptation ?
Honnêtement, je pense que ce sera le seul et unique remake de toute ma carrière. Mais quand on y pense, ils font ça tout le temps au théâtre. Ils rejouent Shakespeare, etc. Dans ce cas précis, Scenes from a marriage est l’œuvre qui m’a le plus influencée de toute ma vie, et dans mon travail de scénariste. Alors quand on est venu vers moi pour ce projet, pour me parler de ce chef-d’œuvre qui a changé ma vie quand j’étais jeune… Et qu’on m’a dit : “alors, tu en penses quoi ?”, c’était inratable. C’est un cas vraiment très spécial.
Quant aux adaptations, j’ai l’impression qu’elles ont moins le vent en poupe, car maintenant, il est possible de distribuer la série originale et de la faire découvrir aux quatre coins du monde, avec Netflix et les autres plateformes.
Votre prochain projet sera-t-il une nouvelle exploration du couple ou quelque chose de complètement différent ?
Je ne sais pas, mes projets ne trouvent pas leur source dans l’histoire mais plutôt dans des questions que je ressens le besoin intrinsèque d’explorer. Quelque chose que j’ai fortement besoin de comprendre. C’est souvent un thème dont les gens ont une sorte de connaissance commune, et qui me semble en réalité bien plus complexe que ce que l’on en pense. Voilà d’où viennent mes envies d’auteur. Donc on verra ce que je ferai, je n’ai pas d’idées arrêtées. Peut-être quelque chose qui contiendra plus d’idées sur le plan spirituel que mes précédentes séries.
La mini-série Scenes from a marriage est diffusée sur HBO, et sur OCS chez nous en US+24, depuis le 12 septembre.