Il est des séries dont on sait, en regardant un seul épisode, qu’elles feront date. Mrs. America est de celles-ci. Pas seulement parce qu’elle s’attaque à un sujet fort d’actualité depuis la vague MeToo – le mouvement féministe. Mais surtout parce qu’elle le fait brillamment. Le récent raté Madam C.J. Walker sur Netflix (malgré une idée de biopic en or) est là pour prouver que réaliser une série historique engagée demeure un exercice périlleux. D’autant qu’il s’agit ici d’explorer un mouvement complexe, trop souvent caricaturé ou invisibilisé, celui des droits des femmes aux États-Unis.
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C’est la Canadienne Dahvi Waller, showrunneuse de Mrs America, qui relève le pari ambitieux de relater en neuf épisodes la bataille politique menée par le mouvement féministe américain pendant plus d’une décennie, entre la fin des années 60 et des années 70, pour faire ratifier l’Equal Rights Amendment (ERA). Écrite et proposée pour la première fois au Congrès en 1923 par Alice Paul et Crystal Eastman, cette proposition d’amendement à la Constitution américaine visait à garantir les mêmes droits pour les citoyen·ne·s américain·e·s, sans distinction de genre. Il s’agissait de mettre fin aux distinctions juridiques existantes entre les hommes et les femmes en matière de divorce, de propriété, d’emploi et bien d’autres domaines. Approuvé par la Chambre des représentants, le Sénat américain, les Démocrates et même les Républicains, le texte était quasi-certain de passer. Mais les féministes installées à Washington n’avaient pas vu venir le backlash des femmes aux foyers, menées par la conservatrice Phyllis Schlafly. Cette dernière organisa sur le terrain, dans les États, une offensive implacable contre l’ERA.
La série débute avec cette figure historique, incarnée par une Cate Blanchett de gala. Un choix étonnant – une série sur le mouvement des droits de femmes s’ouvrant par le prisme de sa plus grande opposante – qui éclaire en réalité l’angle choisi pour retracer ces événements. Dans une reconstitution brillante de ces années 60 et 70, tant fantasmées par l’inconscient collectif, Mrs. America met en scène les femmes des deux camps et le paradoxe de ces conservatrices anti-ERA. La vie intime et familiale de Phyllis Schlafly, entre “devoir conjugal” (terrible scène où elle rend les armes un soir face à son mari déterminé à la baiser alors qu’elle n’en a pas envie et lui dit plusieurs fois) et sacrifices personnels, est rythmée par le patriarcat et elle en souffre.
Plus tard, en s’organisant en groupe, en s’écoutant, voir en faisant œuvre de sororité, ces conservatrices traversent le même processus d’empowerment que les féministes. Leur enthousiasme, bien qu’il soit placé dans une bien triste cause (faire échouer un amendement qui inscrit dans la constitution l’égalité femmes-hommes), est presque communicatif ! C’est là que réside le succès de la série : dans une grande finesse d’écriture et un refus absolu de simplification. Dahvi Waller, qui a œuvré sur des séries aussi fortes que Halt and Catch Fire, Mad Men ou Desperate Housewives, a à coeur de retranscrire toute la complexité de la situation, en ne diabolisant personne.
Sororité conservatrice
©FX
Si mes convictions vont du côté de ce que Phyllis Schlafly appelle “les féministes lesbiennes célibataires qui veulent détruire la famille américaine et envoyer nos filles à l’armée” (les lesbiennes ont toujours été utilisées comme un repoussoir absolu car elles sont les plus subversives, passant leurs vies sans dépendre d’un homme), il n’empêche que la subtilité du jeu de Cate Blanchett et son duo avec Sarah Paulson dans le rôle de sa meilleure amie, Alice Macray (un des rares personnages fictifs dans le show) sont un régal de chaque instant. Dans l’épisode 3, les deux femmes reçoivent lors d’un grand dîner de potentielles déléguées qui iront répandre la bonne parole “STOP ERA” dans leurs États respectifs. Alice est gênée par une des représentantes, Mary Frances, dont la prise de parole anti-féministe s’accompagne de remarques racistes.
La situation est délicate. Phyllis suggère alors, en flattant son amie qui “sait y faire avec les gens” d’aller s’expliquer avec cette femme venue de la Louisiane. En réalité, Alice ne sait pas être diplomate justement. La femme raciste se vexe et manque de quitter l’assemblée avec un nombre conséquent de futures adhérentes à leur cause. Phyllis Schlafly va alors “sauver” une situation qu’elle a créée, en nommant à la va-vite, sans aucun vote démocratique, la fameuse Mary Frances et plusieurs de ses copines, tout en mettant des limites. Si elles intègrent le mouvement, elles devront se plier à un message précis et similaire pour toutes, sous-entendu renoncer à toute sortie raciste. On vient d’assister à une leçon de politique extrêmement brillante et cynique : tout en désavouant son amie Alice, qui parle un peu trop franchement pour ses dames, Phyllis impose son autorité et sauve la situation en exerçant l’art délicat du compromis. Alice ne peut même pas lui en vouloir, puisque par des moyens détournés, elle a obtenu ce qu’elle voulait : que les représentantes suivent un message anti-ERA clair et ne l’amalgament pas avec des propos racistes. Et elle lui rend hommage à la fin de son intervention. Échec et mat.
“Revolutions are messy, people are left behind”*
© Sabrina Lantos/FX
La politique se joue aussi à Washington : Mrs. America nous emmène du côté de nos féministes “lesbiennes” qui font si peur aux femmes au foyer et aux hommes politiques de tous bords. Sentant le vent tourner avec l’arrivée de Phyllis Schlafly et ses soutiens – une femme contre des femmes, impossible de rêver meilleur paravent – ces derniers sont de véritables girouettes, qui n’hésitent pas à rompre leurs promesses dès qu’ils en ont l’occasion. La mini-série s’attarde sur plusieurs figures de l’époque : notamment Bella Abzug (Margo Martindale), Gloria Steinem (Rose Byrne), Shirley Chisholm (un plaisir de retrouver Uzo Aduba, découverte dans Orange is the new black) ou encore Betty Friedan (Tracey Ullman). Sans doute galvanisées par leurs rôles, chacune des actrices joue sa partition à la perfection, donnant chair et personnalités à ces icônes féministes fières et déterminées à faire bouger les choses.
À la fin des années 60, ces figures de la deuxième vague portent haut leurs revendications pour les droits des femmes. Cela passe par la ratification de l’ERA, mais aussi la lutte pour le droit des femmes à disposer de leurs corps (Gloria Steinem en particulier veut ouvrir le débat et faire passer une loi sur le droit à l’avortement) ou encore plus de femmes politiques élues. Mrs. America suit plusieurs événements politiques d’envergure (la campagne de l’investiture des démocrates en 1968, la conférence des femmes de Houston en 1977), mettant à jour toute leur complexité, sans être assommante. Parce que ça bouillonne dans tous les sens.
On suit les grands combats, on ressent l’énergie débordante de ces femmes dans notre corps, leurs défaites sont nos défaites. Leurs dilemmes n’ont pas de réponses simples. Le génial épisode 3 suit le parcours de Shirley Chisholm, première femme noire élu au Congrès Américain en 1968, et à se présenter à une élection présidentielle, pour l’investiture démocrate de 1972. Les féministes sont divisées, entre les pragmatiques comme Bella Abzug, qui demande assez tôt à sa camarade militante de se désister et d’apporter son soutien au sénateur George McGovern (le plus progressiste des candidats démocrates), celles qui la soutiennent comme Betty Friedan et celles qui hésitent comme Gloria Steinem.
©FX
Après avoir résisté aux pressions des hommes, mais aussi de ces soi-disant alliées, Shirley Chisholm finit par se retrouver esseulée et n’a pas d’autre choix que celui de se désister. Un choix douloureux, qui rappelle aussi le manque de soutien des femmes blanches quand il s’agit de porter une sœur féministe noire sur le devant de la scène. Et comme Shirley le dit à propos du compromis politique, “on ne gagnera jamais en jouant le jeu des hommes”. À la fin de l’épisode, le doute subsiste : si toutes les féministes avaient choisi clairement et bruyamment de soutenir Shirley Chisholm, si la puissante organisation avait œuvré dans son sens, n’aurait-elle pas eu une véritable chance ? L’art du compromis ne finit-il pas par compromettre tout un mouvement ? C’est une question de perspective, et Mrs. America n’en manque pas. C’est même sa plus grande force : en mettant en scène toutes ces femmes aux expériences différentes, la série dresse le portrait d’un mouvement pluriel passionnant, simplifié ou moqué par les médias mainstream de l’époque. C’est bien pour cette raison que, comme on le voit dans la série, Gloria Steinem va créer avec plusieurs militantes le magazine libéral féministe Ms. dont le premier numéro est imprimé en 1972.
Bouillonnante, frustrante, complexe, la série évoque des années cruciales dans l’histoire des États-Unis où le mouvement des droits des femmes rencontre celui des droits civiques. Si elle fait œuvre de pédagogie, en braquant les projecteurs sur des événements opportunément oubliés par l’Histoire, comme la grande conférence des femmes de Houston en 1977, Mrs. America est aussi une grande série parce qu’elle convoque tout ce qu’il faut de suspens, de fantasmes exonostalgiques des années 70 (un phénomène qui consiste à être nostalgique d’une époque que l’on n’a pas réellement connue), de personnages attachants et multidimensionnels. À l’image d’une Gloria Steinem fictive qui danse chez elle, pieds nus, la clope au bec, Mrs. America raconte la beauté d’être libre. Libre de se battre, quelle que soit sa cause. Et comme l’écrit Gloria Steinem, “le virus de la liberté a toujours été contagieux”**.
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*“Les révolutions sont bordéliques et laissent certain·e·s de côté” explique Gloria Steinem dans Mrs America, quand le sujet des femmes au foyer s’invite dans le débat politique féministe.
** Page 99 dans ses mémoires, Ma Vie sur la route, qui constituent un excellent complément à la mini-série. Elle revient notamment sur cette époque incroyable.