C’était les années 2010 : la décennie où l’industrie des séries a basculé

C’était les années 2010 : la décennie où l’industrie des séries a basculé

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©Netflix

"It's not tv, it's peak tv"

2007, Les Soprano tirent leur révérence et passent le relais aux Mad Men. 2008, les effluves de meth pure s’échappent d’un camping-car dans Breaking Bad. 2011, les dragons de Game of Thrones crachent leurs premières flammes et les écrans de Black Mirror s’allument. 2013, Tommy Shelby et ses Peaky Blinders galopent dans les entrailles de Birmingham. La décennie s’annonçait prometteuse. Et elle l’a été, au-delà de toutes les espérances. Ce qu’on n’avait pas vu venir, c’est qu’elle a précipité les séries vers un changement de paradigme.  

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Elle a livré ses chefs-d’œuvre ultimes autour de la figure de l’anti-héros, cet homme fatigué, déphasé, incompris, dépassé par un monde qui ne tourne déjà presque plus autour de lui. Elle a aussi vu éclore de nouveaux mythes collectifs, capables d’obséder la planète aussi sûrement qu’un match de foot en période de coupe du monde ou que le dernier Star Wars au cinéma. D’ailleurs le dernier Star Wars, il s’appelle The Mandalorian, et il est à suivre en série sur la plateforme Disney+.

Art de l’intime, les séries ont toujours raconté nos vies, en les déformant, en les fantasmant, en les anticipant. Des vies toujours plus individualisées, tandis que la révolution high-tech transforme silencieusement nos habitudes et nos cerveaux. S’il y a une industrie qu’elle a transformé à jamais, c’est bien celle des séries.

Les années 2000 ont constitué un tournant esthétique : la forme est devenue une composante importante pour évaluer la qualité d’une série. Les non-initiés, amateur du 7e Art, daignaient alors jeter un œil (condescendant) sur une industrie considérée comme indigne car ouvertement mercantile (les premières séries ont été créées pour “habiller” les pubs et pas le contraire). Si HBO a élevé la série au rang d’art aux yeux du grand public, la révolution technologique des plateformes survenue au milieu des années 2010, enclenchée par une autre pionnière, Netflix, a permis d’accélérer la mue, en faisant tout simplement imploser le cadre de son existence. 

Un pour tous et tous pour moi. Adieu le signal envoyé à toutes les télés, désormais chacun a son compte sur une plateforme, ses préférences, son imaginaire activement choisi. Ce qui n’empêche pas l’industrie de créer encore l’événement, confère GoT, cela dit largement prophétisée comme la dernière grande réunion mondiale sérielle. Je n’en suis pas si sûre. Elle a en tout cas ouvert une brèche, côté fantasy, en succédant aux grandes sœurs des salles obscures qu’ont été Le Seigneur des Anneaux (bientôt de retour en série) ou Harry Potter (ce n’est qu’une question de temps, chers Potterheads…) dans les années 2000. Signe des temps : le besoin d’inventer et de rebooter les mythologies n’a jamais été aussi pressant.

2015, le tournant.

Voilà deux ans que Netflix est invitée – à contrecœur par les vieux acteurs du marché – à la table des Emmys ou des Golden Globes. Cette année-là, John Landgraf théorise le concept de Peak TV. Au fil de cette décennie décisive, il comptabilise et observe une production sérielle à la croissance impressionnante, qui a plus que doublé, passant de 266 séries diffusées aux États-Unis en 2011, à 495 en 2018. Désormais, tout est possible en série, tout et son contraire. 

Il faut satisfaire tous ces nouveaux potentiels consommateurs/dévoreurs de fictions. Les geeks de la première heure, le millennial binge-watcheur qui s’avale des saisons en un week-end, le CSP+ blanc et cinquantenaire, la trentenaire célibataire ou sa grand-mère. Tous des client·e·s, en besoin de “contenus”. Et coup de chance, la série s’avère l’outil narratif parfait pour garder tout le monde devant un écran. L’argent coule à flots, tous comme les canaux de diffusion, innombrables. Des possibilités infinies, presque vertigineuses. Plus de censure, plus de sujets “politiquement incorrects”, plus de formats imposés (tant d’épisodes, tant de saisons de tant de minutes par épisode). La liberté, le rêve de tout artiste. Encore faut-il savoir ce qu’on veut raconter et comment. Bonne nouvelle : le monde en 2010, c’est celui de l’ouverture aux femmes (aka la moitié de la planète) et aux minorités. 

Aux hommes tourmentés succèdent des femmes énervées.

Prêtes à se défaire des chaînes du patriarcat dans la claque visuelle The Handmaid’s Tale, au plus près de ses personnages féminins. Le female gaze (un regard féminin, notamment sur le désir, qui se substitue au male gaze que l’industrie hollywoodienne a fait passer pendant si longtemps pour un regard “universel”) sera sériel. Dès 2012, Lena Dunham utilise son corps comme arme politique dans Girls. Puis Jill Soloway fait sa révolution avec Transparent (2014) puis I Love Dick (2016). Phoebe Waller-Bridge nous regarde droit dans les yeux dans Fleabag, avant de nous offrir le savoureux thriller lesbien Killing Eve. En 2018, avec la bénédiction de Ryan Murphy et Brad Falchuk, Steven Canals Pose un regard inédit sur la culture ballroom des années 1980 à New York, portée par des femmes trans et racisées. Les femmes se réapproprient leurs récits historiques (Gentleman Jack, Dickinson, Le Bazar de la charité…) en même temps que leurs sexualités. 

© HBO

Ces séries de niche ne rassemblent pas des millions de personnes devant un écran. Et alors ? Elles proposent de nouveaux modèles de représentation à des personnes qui n’en ont jamais eus, ou si peu. J’en sais quelque chose avec Buffy, qui m’a accompagnée toute mon adolescence, les représentations sont une des clés majeures de la construction d’un être humain. Plus réactives et plus souples que le cinéma, les séries ont accompagné plus que jamais les grands changements sociétaux. Elles les ont mis en scène, presque racontés en temps réel. L’année de Me Too (octobre 2017) est aussi celle du triomphe de Big Little Lies, série portée par de grands noms hollywoodiens, dont Nicole Kidman incarnant une femme victime de violences conjugales. Tour de force incroyable que cette série produite par la société de Reese Witherspoon, acclamée par la critique et le public, qui visibilise les violences faites aux femmes et propose une solution : la sororité.   

Emportée par une nouvelle vague féministe, la deuxième partie de la décennie a été marquée par l’ouverture vers les séries queer (Vida, Sense8, The Bisexual), woke (Insecure, Atlanta, Dear White People), inclusives (The Bold Type, The Good Trouble), mettant en scène des protagonistes grosses (Dietland, Shrill) ou sur le spectre de l’autisme (Atypical, Mental). Comme un alignement des planètes : les possibilités technologiques permettant de créer toujours plus de séries ont concordé avec l’éveil de la société à toutes celles et ceux jusqu’ici oublié·e·s par l’utopie d’un universalisme en forme d’écran de fumée, cachant de plus en plus mal le vrai problème : le manque de diversité à tous les niveaux de la société. Mais chaque grande révolution a son opposé. Les résistances sont nombreuses et s’illustrent notamment par une fétichisation du passé (le succès de la saison 3 de Stranger things et son ode au capitalisme, les années 1980 partout jusqu’au disque rayé AHS: 1984) et un backlash conservateur après l’élection de Trump – anticipé par Black Mirror, digéré dans AHS: Cult ou The Good Fight. 

Il faut se raconter des histoires pour survivre.

Et peu importe qu’elles soient fausses. The Leftovers, Game of Thrones, The OA ne disent pas autre chose. Il faut réécrire l’Histoire (cf. le brillant épisode 6 de Watchmen) pour qu’elle devienne plus proche de la somme de nos expériences, et ne se fasse plus uniquement le reflet des dominants. Mais n’est-il pas déjà trop tard pour réécrire les mythes, changer les récits, bref sauver la pop culture, le monde ? L’art sériel, reconnu par une poignée de passionnés il y a quelques années, va-t-il survivre à la voracité des plateformes, en passe de devenir elles-mêmes un vrai problème écologique ? Tout est connecté, comme les saisons d’American Horror Story, cauchemar éveillé et chaotique d’une époque aussi réjouissante qu’inquiétante.

En passe d’effectuer un reboot en 2020, dans le sillage de bon nombre de ses copines des années 90/2000, de Gilmore Girls à The L Word) – Buffy le disait déjà, The Leftovers (oui, encore elle) aussi : on arrive à rien seul·e. Il faut se battre ou danser ensemble.  

À quoi ressemblera l’industrie des séries dans cinq ans ? Sera-t-elle aussi créative que cette décennie bénie des années 2000/2010 ? J’ai envie d’être optimiste et j’attends de nouvelles expériences aussi transcendantes que l’épopée de Prairie. Si on observe la trajectoire de la grande sœur, le cinéma, il y a de quoi flipper. La pop culture n’y survit qu’à travers les blockbusters. Excepté quelques éclosions – Xavier Dolan on pense à toi –, l’exode massif (d’ailleurs Dolan a annoncé plancher sur une mini-série…) des talents confirmés du grand écran vers le petit confirme l’essorage créatif à Hollywood. Les deux sœurs ennemies pourraient bien finir par fusionner. Car après tout, Harry Potter est une série de films, quand Sherlock est l’accumulation de plusieurs films d’une heure et demie. Alors que le cinéma est en train à son tour de faire sa mue, l’univers des séries est devenu vaste, protéiforme, incontrôlable. Une chose est certaine : les histoires sur écran ont encore de belles heures devant elles. Autant d’heures qu’une Humanité qui court à sa perte. Et qui comme Cersei Lannister, n’a pas de plan B. 

*“Des hommes tourmentés: L’âge d’or des séries”, un ouvrage de référence signé Brett Martin.