Adaptée du roman de Walter Tevis, The Queen’s Gambit, cette mini-série en sept épisodes, créée par Allan Scott et Scott Frank, fait de l’échiquier le théâtre d’une dramaturgie inattendue. L’histoire est celle de Beth Harmon, une jeune prodige placée en orphelinat dans la seconde moitié des années 1950 et dont on suit les progrès, les victoires et les tragédies jusque dans les années 1960.
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L’apathique Beth Harmon (Anya Taylor-Joy) ne s’anime véritablement qu’en présence des cases blanches et noires. Elle n’a que 9 ans lorsqu’elle découvre les échecs et en fait son refuge. Elle a déjà traversé divers traumatismes — la mort violente de sa mère sous ses yeux dans un accident de voiture étant le point culminant — et on ignore si son apparente absence d’émotions est le produit de cette enfance en miettes ou si elle est simplement née comme ça. Placée dans un orphelinat, elle découvre ce jeu par hasard, en regardant le concierge s’adonner à des parties en solo. Et elle n’a pas besoin de connaître les règles pour en comprendre la musique. Le soir, dans son dortoir, le plafond s’anime, les pièces apparaissent, bougent, se mettent en place et Beth joue dans sa tête.
La sublime et minutieuse reconstitution d’une époque nous renvoie directement à Mad Men, mais les plus beaux plans capturent Anya Taylor-Joy et ses grands yeux de biche qui calculent 50 déplacements à la minute. À l’affiche cet été de The New Mutants, celle qu’on a aussi aperçue dans Peaky Blinders et Split est LA révélation de cette série. Elle a même été coachée par un expert, Bruce Pandolfini, afin de donner le change : chacun de ses gestes sur l’échiquier a été méticuleusement répété, chaque enchaînement et déplacement appris par cœur. C’est dans les gros plans que son talent explose, là où rien ne s’interpose entre elle et nous. C’est là que Beth nous invite dans ses songes et ses stratégies.
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Car le plus grand pari du Jeu de la dame, c’est de rendre des parties d’échecs cinégéniques : un défi que la série a relevé haut la main et qui lui vaut aujourd’hui les louanges d’un public en grande majorité non initié. Comment rendre captivants, pour celles et ceux qui en ignorent les règles, la lenteur des parties et le mutisme des joueurs ? Comment montrer, à l’image, une tension totalement intériorisée par les protagonistes, leur système de pensée au moment de choisir un déplacement ? C’est la marque de grandes séries que de savoir où trouver la dramaturgie et la faire éclater au grand jour, sans faire appel à des artifices grand-guignolesques.
L’écriture, la mise en scène et les performances impeccables des acteurs et actrices, avec en tête la parfaite Anya Taylor-Joy, concourent à nous faire vivre de façon purement émotionnelle les tournois de Beth. Nous sommes dans sa tête. On sait si elle doute, si elle sent que la victoire est proche et qu’il faut porter l’estocade, si elle est au pied du mur ou encore agacée par les tics ou l’haleine de son adversaire, quand elle se sent toute petite ou, au contraire, au sommet du jeu. En dehors des tournois, la série sait aussi tisser l’histoire de Beth dans les grandes lignes : d’où elle vient, ce qui la fait avancer et les obstacles qui se dressent entre elles et ses objectifs. À plusieurs reprises, notre appétit inconscient pour le pathos nous laisse espérer le pire pour Beth. Nos prédictions seront habillement déjouées, et le drama n’est finalement pas là où on l’attend.
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L’orphelinat n’est pas un cauchemar dickensien et le personnel est plutôt bienveillant, mais l’institution drogue ses pensionnaires pour les garder dociles. Ou encore lorsque Beth fait la connaissance de Mr. Shaibel, l’homme à tout faire, dans la cave de l’établissement, avec lequel elle s’isole des heures durant, tous les voyants sont au rouge et pourtant… c’est une complicité très belle de mentor à disciple qui se noue entre ces deux-là. Enfin, la famille d’accueil de Beth la traite bien, contre toute attente, et une jolie relation se noue entre les deux femmes, mais les infidélités du mari pèsent lourd sur la santé mentale et physique de son épouse. La série parvient surtout à nous faire croire que notre héroïne, accro aux tranquillisants, est une bombe à retardement.
On a toutefois un tout petit reproche à faire au Jeu de la dame : si le fait que Beth est une femme dans un milieu essentiellement masculin est évidemment évoqué, son genre ne semble pas faire obstacle à son ascension. Comme si le fait de battre tous ces hommes, les uns après les autres (en les humiliant, parfois, en public), suffisait amplement à lui faire gagner le respect de ses pairs. On sait évidemment que c’est de la pure science-fiction, et ce, que l’on vive dans les années 1960 ou en 2020. Certains deviennent même ses amis et supporters. Le fait que les créateurs de la série soient deux hommes âgés de 60 et 80 ans n’est sûrement pas étranger au fait de passer à côté du sexisme qui ronge ce milieu, comme tant d’autres.
Beth étant l’une des rares filles, puis femmes, à se présenter à des compétitions d’échecs, elle n’a pour mentors que des hommes. Le Jeu de la dame montre à maintes occasions la supériorité intellectuelle de son héroïne, mais on a du mal à croire que ses adversaires acceptent leur défaite sans broncher ou voient d’un bon œil l’envol jusqu’au sommet de cette prodige. Beth est davantage regardée comme une curiosité, mais personne ne semble contester qu’elle est leur égale. Ça fait rêver ! Mais on pardonne aisément ce regard un peu naïf porté sur l’ascension de Beth, tant la série, l’une des meilleures fictions de l’année, a su magnifier tout le reste : des costumes à la mise en scène, en passant par les décors, la musique et, surtout, ces incroyables (et étonnamment palpitantes) parties d’échecs, dont Anya Taylor-Joy est la reine incontestée.
Les sept épisodes du Jeu de la dame sont disponibles sur Netflix.