À l’occasion de la présentation à la presse de Sharp Objects en mai dernier, nous avons pu rencontrer le réalisateur de ses huit épisodes, Jean-Marc Vallée.
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Après avoir dirigé le casting trois étoiles de Big Little Lies, c’est à nouveau sur une série portée par des femmes que le réalisateur vient poser sa caméra. Le Québécois se révèle être un maniaque du détail, celui qu’on perçoit du coin de l’œil ou qu’on manque pour avoir cligné des yeux au mauvais moment. Mais il a cette satisfaction malicieuse de l’avoir posé là, pour qui sait regarder ou presser sur “pause” au bon moment.
En arrivant dans la pièce où l’attendent six journalistes venus des quatre coins du monde, le metteur en scène lance un morceau sur son iPhone, sans plus de présentation. C’est du Led Zeppelin. La musique, un élément primordial de son œuvre. Jean-Marc Vallée interprète les notes et les mots en images.
“Camille écoute Led Zeppelin sur un iPhone dont l’écran est brisé, qu’elle adore toucher, alors qu’en fait il ne lui appartient pas. Vous verrez pourquoi, dans un prochain épisode, elle écoute sa musique sur cet iPhone cassé.
Elle n’est pas mélomane mais, comme on le voit à travers ses flashs, elle apprend à connaître la personne à qui appartient l’iPhone à travers sa musique. C’est quelque chose que vous découvrirez dans l’épisode 3. Moi, en revanche, j’adore la musique. Je me sers des personnages pour assouvir cette passion.”
Cet épisode 3, les abonné·e·s d’OCS le découvriront ce lundi 23. Le réalisateur n’est pas avare en explications, et on doit l’alerter : il ne faudrait pas trop en dévoiler. Son besoin de partager son processus créatif relève heureusement plus de l’enthousiasme que de la mégalomanie. Jean-Marc Vallée est jusqu’au-boutiste, un peu control freak sur les bords.
On comprend, quand il nous parle des femmes dont il s’est entouré pour ses derniers projets (Reese Whiterspoon, Laura Dern, Nicole Kidman, Amy Adams…), qu’il entretient avec elles un rapport, un peu archaïque, de créateur à muse.
Il les place sur un piédestal et a un immense respect pour elles, cela ne fait aucun doute. Mais, tel un marionnettiste, il veut aussi les contrôler, les exposer à la demande, les pousser dans leurs retranchements. Amy Adams, l’héroïne de Sharp Objects, nous racontait :
“Il y a une scène qui était assez intimidante à ce sujet, où je suis en sous-vêtements. Dans le script, je portais une robe légère, mais Jean-Marc m’a dit : ‘Écoute, je ne t’ai pas prévenue, mais est-ce que tu serais à l’aise avec l’idée de faire ça en sous-vêtements ? Ce serait tellement plus saisissant.’ Je me disais : ‘Oh bon sang… On ne demande pas à une actrice de se mettre en sous-vêtements sans la prévenir avant !’ [Rires.]“
C’est une chose assez commune dans le milieu, et que les actrices acceptent sans broncher, bien souvent parce qu’elles font confiance au réalisateur et à sa vision. Mais à l’ère de #MeToo, les rapports entre un homme détenteur d’un pouvoir et d’une femme à sa merci — même si cette relation dirigeant/dirigée est consentie et fait partie du processus créatif sur une série ou un film — sont désormais chamboulés, pour mieux prévenir des abus.
Sur le principe, Jean-Marc Vallée soutient cet éveil des consciences, mais il ne peut s’empêcher d’évoquer le “défi” qu’est pour lui le fait de travailler avec des femmes déterminées et sûres d’elles :
“Je soutiens absolument le mouvement #MeToo, à 200 %. Je me sens à l’aise avec des femmes fortes et intelligentes. Elles peuvent parfois représenter un vrai défi, se montrer agaçantes, mais vous savez… Il faut les respecter.
C’est un process, vous avez des personnes fortes en face de vous, avec des opinions tranchées… Je l’ai fait avec Reese [Witherspoon, nldr] et Laura Dern dans Wild et Big Little Lies. J’aime les voir jouer, les regarder, les aider, les diriger.”
La femme sacralisée, prisée pour sa beauté et dont on salue le courage dès qu’elle porte préjudice à ce corps, c’est un vieux réflexe du Hollywood patriarcal qui a la vie dure. On ne peut s’empêcher de déceler, dans la bienveillance de Jean-Marc Vallée envers Amy Adams, un certain paternalisme qu’on ne verrait jamais si elle était un homme :
“Je suis époustouflé par son courage, son humilité, son humanité. Gros respect pour Amy d’incarner ce personnage. Se mettre à nu comme ça, à quarante ans et quelque, et c’est une mère de famille en plus ! Elle a volontairement pris du poids en sachant qu’elle allait devoir tourner nue, des scènes de masturbation notamment.”
En tant que productrice exécutive, Amy Adams avait d’ailleurs son mot à dire sur toutes les étapes de la création de Sharp Objects. Sur une série, c’est même un statut supérieur à celui de réalisateur. Mais, entre les mains de Jean-Marc Vallée, elle redevient l’actrice, l’objet du regard avant d’être le sujet de l’histoire :
“Je la poussais tout le temps à boire : ‘Allez, vas-y, bois autant que tu peux, on doit voir les imperfections de cette fille.’ Et c’est là qu’elle les cache justement, ses imperfections : derrière l’alcool.
Quand elle m’a invité sur ce projet, j’étais terrifié. Je voulais plus de temps pour me préparer mais le planning était calé, il fallait se mettre à tourner. Je harcelais Amy pour lui demander plus de temps. Évidemment, ça a énervé pas mal de gens. Parce qu’on avait un délai à respecter et je continuais d’insister. Ça a créé pas mal de tension.”
C’est lorsqu’il parle de Camille, l’héroïne, que le Québécois s’anime le plus. Sous cet amour sincère pour ce personnage se cache une fascination presque morbide, si l’on en croit la ferveur avec laquelle le réalisateur dissèque pour nous les tréfonds de sa psyché torturée.
“L’alcool lui donne ce que l’automutilation ne lui offre plus. Elle s’en sert pour continuer à se faire du mal, à se cacher, à étouffer ce cri, ce ‘fuck you mom !’. Cette histoire, derrière le mystère, le meurtre, le danger, c’est celle d’une maltraitance.
Il y a un tel passif de violence dans cette famille, c’est à vous briser le cœur ! C’est ça leur façon de s’aimer ? Come on ! C’est complètement malsain. Gillian a créé ce Tenessee Williams sous stéroïdes. C’est si sombre et bizarre…
Et pourtant, il y a une humanité, une beauté. Pour moi, le plus grand trésor du livre, c’est la voix intérieure de Camille. Parler comme ça de soi-même, de sa sexualité, de sa façon de se taillader, de picoler, de voir le monde. Qui est cette fille ?”
Il faut dire que Camille, telle que nous l’offre Amy Adams, est un personnage à vif, pas facile à aimer, mais tellement envoûtant.
“Je n’avais jamais vu ce genre de personnage. Je me demandais si je serais capable d’accompagner Amy dans sa mission d’incarner Camille Preaker. Mais, comme je le disais, la plus grande qualité du livre, c’est sa voix intérieure. Un livre avec une voix off, en somme.
Ensuite, j’ai lu le script : pas de voix off. Je me suis dit : ‘Oh mon Dieu. C’est une erreur.’ Les flash-back… voilà la voix off, à travers ces flashs du passé. J’en ai mis partout ! On voit ce qu’elle pense, ce dont elle a peur, ces cauchemars. Elle est hantée.
J’ai aussi travaillé sur les pulsations des mots. Car c’est une autre des qualités du livre, l’obsession de Camille pour les mots : elle les grave dans sa chair, elle s’en sert pour raconter son histoire, pour guérir et pour se faire se faire du mal.
Il faut être très attentif. Si vous clignez des yeux, vous passez à côté. Quand c’est son point de vue, on la voit fermer le coffre de sa voiture et il est écrit ‘dirty’ [‘sale’, en VF, ndlr]. Pourtant, quand elle arrive en ville, et qu’on n’est plus de son point de vue à elle, le mot ‘dirty’ n’est pas là.”
Les mots, une obsession pour Jean-Marc Vallée, et qui a d’ailleurs causé pas mal de frictions entre Marti Noxon, la showrunneuse – et, techniquement, seule cheffe sur la série – et lui durant le tournage, comme le rapportait Vulture dans cette interview de Marti Noxon :
“C’était difficile, je ne vais pas le nier […]. Je trouve que beaucoup d’artistes sont vraiment… Quel est le terme ? Vraiment sensibles. Disons qu’il y a eu quelques engueulades assez frontales.”
Une relation tendue entre la showrunneuse et le réalisateur. La première avait une certaine révérence pour le texte de Gillian Flynn (l’autrice du roman), quand le second voulait privilégier l’image aux mots, quitte à rogner sur les dialogues, trop explicatifs à son goût. Sur le plateau, Jean-Marc Vallée était seul maître à bord.
C’est le risque sur ce type de projets : la confrontation des visions d’auteur·e·s. Traditionnellement, les réalisateurs se succèdent sur les séries et sont au service du ou de la scénariste en chef. Dans le cas de show “prestige” comme celui-ci, on n’invite pas quelqu’un comme Jean-Marc Vallée, avec un point de vue affirmé, pour jouer les exécutants.
Qu’il ait eu du mal à se plier à la vision de Marti Noxon, qui elle-même retranscrivait celle de Gillian Flynn, ça n’est peut-être pas très fair-play, mais c’est loin d’être surprenant. Surtout quand on fait, comme lui, la transition entre le cinéma et les séries.
“C’est très différent. C’est chouette de pouvoir prendre son temps, j’ai fini par apprécier ça sur ces deux séries. Mais j’ai hâte de retourner sur un film. C’est physique. C’est un truc de marathonien de faire deux séries à la suite en 92 jours [Big Little Lies et Sharp Objects, ndlr]. J’ai les cheveux gris maintenant !
C’est sympa de tourner pendant 40 jours une histoire de deux heures et après c’est fini, on passe à autre chose. J’aime ça aussi. Mais c’est impossible aujourd’hui de faire ce qu’on fait là au cinéma. Tout n’est que blockbusters, gros budgets, c’est compliqué de créer de bonnes histoires guidées par leurs personnages.
Il y en a, mais c’est rare. Quand HBO invite des gens du cinéma pour faire ça, ça ne se refuse pas. Ce sont les meilleurs partenaires que j’ai jamais eus. Ils vous soutiennent, vous respectent, ils veulent du contenu de qualité et ils y mettent les moyens.”
La première saison de Sharp Objects est diffusée chaque lundi sur OCS City.