La série italienne est accusée par la justice italienne de participer à une recrudescence de la délinquance juvénile.
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Depuis la sortie de la saison 3 de Gomorra en novembre 2017, la série bat des records d’audience en Italie, terrassant même le mastodonte Game of Thrones. Pourtant, cette performance est loin de faire la une des médias italiens. Dans les gros titres, on lit plutôt “Baby Gang e violenza: tutti contro Gomorra“ (“Baby gang et violence : tous contre Gomorra”), “Stop a modelli negativi come Gomorra“ (“Stop aux modèles négatifs comme Gomorra”) ou encore “Tutta colpa di Gomorra” (“C’est la faute de Gomorra”). Mais que reprochent-ils donc à la fresque mafieuse de Ciro et Gennaro ?
La réponse est simple, mais soulève un problème social qui fait débat en Italie : son réalisme ultrapoussé. Pour comprendre ces critiques, il faut d’abord se rappeler que la série est basée sur un long-métrage, lui-même librement inspiré du livre éponyme du journaliste et écrivain Roberto Saviano. En 2006, il avait créé l’émoi dans son pays en publiant Gomorra, une enquête sociologique sur Naples et ses régions limitrophes. Dans cet ouvrage, il décortiquait avec une grande précision le fonctionnement et les actes violents de la Camorra. Depuis, il vit 24 heures sur 24 sous protection policière, par crainte des représailles de la mafia locale.
La violence, les thèmes abordés et le réalisme de la série s’inspirent directement des passages du livre, offrant un aspect quasi documentaire à l’œuvre. Et selon le tribunal pour mineurs de Rome et le parquet de Naples, Gomorra aurait un effet néfaste sur la jeunesse du pays, notamment dans les quartiers défavorisés. Ainsi, elle participerait à une recrudescence de la délinquance juvénile à travers la montée en puissance des groupes mafieux adolescents, surnommés les “baby gangs” par rapport à leur précocité.
Dix ans et armés jusqu’aux dents
La polémique a réellement commencé à être médiatisée fin 2017, avec l’émergence de photos chocs sur les réseaux sociaux. Sur celles-ci, on aperçoit des jeunes de 9 à 13 ans portant fièrement des armes de toute sorte : couteaux, masses, battes de base-ball voire revolvers… Pour la justice italienne, ces images sont devenues le symbole d’une éclosion criminelle précoce, favorisée par une aliénation des références culturelles chez la jeunesse. En d’autres termes, Gomorra est victime de sa thématique phare et de son succès à la télévision italienne.
Les enfants sur ces “photos de classe” se font appeler le gang de la Parocchiella. Leurs visages révoltés et leurs signes provocateurs ne sont pas qu’une façade : ils frappent dans le quartier espagnol de Naples et multiplient les agressions dans les gares et les lieux publics, parfois en plein jour. Ils font usage de la violence comme les Savastano pourraient le faire afin d’obtenir respect et domination sur Secondigliano.
Outre des frasques plutôt anodines sur la voie publique, on recense des actes bien plus graves. Selon le quotidien La Republicca, un enfant de 15 ans a été frappé et laissé pour mort en sortant du métro, tandis qu’un autre du même âge a été poignardé seize fois. Ces attaques ne cessent d’augmenter depuis décembre 2017 et le rapprochement de ces agressions avec la diffusion de la série ne fait que renforcer les griefs contre Gomorra.
Trafic de drogue, guerre des clans, exécutions en public… Le show de Sky Atlantic est un thriller poignant et brutal qui cherche, dans son contexte de fiction, à justifier scénaristiquement l’emploi de la violence. À l’inverse, le gang de la Parocchiella frappe sans crier gare et sans raison apparente. Son credo glaçant est de massacrer en groupe un individu lambda et isolé pour asseoir sa domination et gagner une forme de reconnaissance. Ces attaques ont pris une telle ampleur que la capitale de la Campanie a été secouée par des manifestations anti-baby gangs au mois de janvier 2018 sous l’appellation “Fermare la violenza a Napoli” (“Cesser la violence à Naples”).
L’influence de Gomorra a d’abord été pointée du doigt par Melita Cavallo, une juge à la retraite et ancienne présidente du tribunal pour mineurs de la capitale italienne. Cette dernière reproche au show son “modèle de fiction négatif pour les jeunes”. Elle souligne également dans les colonnes de La Stampa que “l’effet de groupe exalte la violence, qui à notre époque est décuplée par des œuvres télévisées comme Gomorra“.
Si les propos de l’ancienne juge auront le don d’irriter les fans de la série, Melita Cavallo ne fait que relancer un débat éternel : la fiction peut-elle dépasser la réalité ? Car dans l’esprit des “baby gangs”, les frontières entre les deux sont tellement floues qu’elles vont jusqu’à se confondre. Privés de repères autres que Ciro et sa réputation d’immortalité, les jeunes n’ont peur de rien, pas même des sanctions carcérales, les transformant en criminels imprévisibles et donc d’autant plus dangereux pour les citoyens.
Gomorra, l’arbre qui cache la forêt mafieuse ?
Face aux critiques du gouvernement, les membres de la série n’ont pas tardé à répondre et défendre Gomorra. Dans une vidéo publiée sur ses réseaux sociaux, Roberto Saviano dément l’influence du show sur les “baby gangs”, accusant ceux dont elle s’inspire : “Gomorra est tirée de la réalité, elle ne l’inspire pas. Ces enfants n’imitent pas Gomorra non plus, ils imitent la Camorra.” De son côté, la réalisatrice et coscénariste Francesca Comencini souligne que les personnages du show sont loin d’être érigés en icônes, ou présentés comme des modèles à suivre : “Ce sont des monstres, pas des héros. Personne n’a envie de leur ressembler. Aucune contamination des jeunes n’est possible.”
Ceux qui incarnent les “monstres” de la série sont plus partagés. Marco D’Amore, l’interprète de Ciro, comprend l’attirance des membres des “baby gangs” pour des personnages tels que l’Immortel. L’acteur critique une absence de références et une perte d’identité certaine liées à la politique éducative du pays. Par ailleurs, il met en parallèle ce climat napolitain avec des fléaux européens, tels que le djihad, dans des propos traduits et relayés par TéléObs : “La fascination que les camorristes exercent sur la jeunesse napolitaine est comparable à celle que le djihad suscite chez les enfants de banlieue, à Paris ou à Bruxelles”.
Depuis sa création en 2014, Gomorra doit se battre sur tous les fronts pour subsister. Quand ce n’est pas le parquet de Rome qui s’en à prend elle, ce sont les membres de la Camorra qui menacent sa production. Roberto Saviano et son équipe ont de moins en moins le droit de poser leur caméra à Scampia, territoire historique de la mafia napolitaine. Gomorra joue entre fiction et réalité dès les prémices de son tournage, en s’assurant de donner la parole aux oubliés de la société (comme The Wire à son époque, les directeurs de casting recrutent des jeunes des quartiers pour des rôles secondaires), qui n’ont plus que le chemin de la violence et de l’insubordination pour faire entendre leur voix. Et ce, superando ogni ostacolo.