Hystérie générale : on a osé toucher à Friends.
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Si vous vous baladez un peu sur Twitter, vous n’avez pas pu passer ce week-end à côté de ce papier de Slate sur Friends (en réalité une traduction enrichie du papier initial de The Independent), où l’on apprend donc que Rachel, Ross & co offensent une partie des millennials en train de découvrir leurs péripéties sur Netflix.
Diffusée entre 1994 et 2004, la sitcom de David Crane et Marta Kauffman avait jusqu’ici traversé les générations sans encombre, devenant un de ces monuments de la pop culture dont on ne se lasse pas de redécouvrir les bêtisiers, les faux raccords, les posters d’époque, et qui se trouve parodiée à toutes les sauces (même façon millennials d’ailleurs).
Mais voilà, à force de regarder la série sous toutes ses coutures, on a commencé à distinguer clairement quelques accrocs. Miroir d’une société alors peu consciente des problématiques de représentation des minorités ethniques ou sexuelles, Friends contient effectivement des séquences comiques qui peuvent être interprétées avec le recul comme grossophobes, sexistes et homophobes.
Ex-fan des nineties
Si on ne peut pas la taxer de racisme frontal, elle manque cruellement de diversité… comme la majorité des séries des années 1990. On peut résumer grossièrement l’état d’esprit de l’époque ainsi : “les Blancs avec les Blancs”, “les Noirs avec les Noirs”, mais surtout beaucoup de Blancs partout. Pour un Prince de Bel-Air, combien de Sex and the City, de Beverly Hills ou Dawson au casting full blanc ? Ce qu’il est difficile à comprendre pour les millennials, c’est que ces séries cultes semblent très proches d’eux alors qu’elles ne le sont pas tant que ça. Sur le fond, les préoccupations – l’amour, le taf, les potes – restent les mêmes, mais la façon de les aborder a subtilement complètement changé.
Nos esprits vont ainsi comprendre plus aisément le fossé qui peut exister entre les mentalités radicalement opposées des années 1960 et celles des années 2010 par exemple. La deuxième moitié des années 1990 est plus complexe à analyser, car elle représente à la fois un âge d’or des séries et un début d’évolution des consciences. Après des années 1980 qui glorifiaient la working woman accomplie, on commence à avoir des héroïnes “badass” comme Buffy, Max dans Dark Angel, Sydney dans Alias. On parle d’homosexualité avec pertinence dans Dawson, évoquant à travers le personnage de Jack un coming out compliqué. Les personnages secondaires noirs commencent à être introduits dans des séries jusqu’ici 100 % blanches.
L’amour que tout le monde porte aux années 1990 – des millennials qui s’habillent comme dans Beverly Hills sans le savoir aux trentenaires qui chérissent leurs années coup de cœur – a tendance à durcir le débat. Ce qui se termine avec cette autrice de Slate qui a passé son week-end à se faire insulter sur Twitter, au point que son nom a carrément été retiré du papier pour la laisser reprendre une vie normale. Placez une série – ça marche aussi avec une décennie ou une star – sur un piédestal pendant des années, osez la critiquer, et voilà le résultat.
Le rire facile
Quasiment 30 ans plus tard, le constat est forcément mitigé pour de nombreuses séries, Friends en tête. Comment une sitcom peut mettre en scène un couple de lesbiennes dès son pilote tout en créant un personnage, Chandler, qui débite les blagues les plus homophobes du monde ? Pourquoi créer un personnage de femme de caractère génial comme Monica et la rendre accro au ménage ? Et au fait, Joey et ses conquêtes à répétition ? Même combat que pour Barney dans How I Met Your Mother (quand on va commencer à analyser cette série tant aimée, il va aussi falloir y aller masqué·e·s) : les deux personnages masculins, dragueurs over the top, partagent un comportement qu’on peut qualifier en 2018 de prédateur sexuel. Sans parler de la nauséabonde mais bien fédératrice “bro culture” que glorifie la série.
Le problème, c’est que tout un pan de la sitcom américaine (le plus paresseux et malheureusement le plus populaire) repose sur des clichés de genre et des stéréotypes sexistes, racistes et homophobes voire transphobes, longtemps excusés par le fait que “c’est pour rire”. Récemment, The Big Bang Theory – héritière geek de Friends – s’est fait épingler pour sa misogynie rampante planquée derrière les bonnes blagues et l’ajout de personnages féminins (donc forcément, la série n’est pas sexiste > wrong !).
Il est temps pour les scénaristes de s’interroger sur leur travail, de reprendre leur plus belle plume, et de se creuser les méninges pour trouver de nouvelles façons de rire de nos travers sans tomber dans des clichés qui, sous couvert de “parler à tout le monde”, perpétuent insidieusement les inégalités. Des sitcoms comme Black-ish, Unbreakable Kimmy Schmidt, New Girl et j’en passe le font déjà. Une série n’est pas “qu’une série”, surtout si sa portée a été mondiale. Comme on vous le répète souvent sur Biiinge, elle se fait bien souvent le miroir de la société dans laquelle nous vivons, ou nous avons vécu. D’où l’intérêt d’analyser un monument de comédie comme Friends.
Il est évident que nos séries chéries des années 1990 ont des choses à se reprocher si on les regarde avec les yeux d’un jeune homme ou d’une jeune femme âgé·e de 25 ans aujourd’hui. Tout est question de perspective. Ceux qui ont grandi durant ces années-là les reverront avec plus de tendresse, sans pour autant rester dans une adoration béate. Comme dans Friends, qui possède ses bons et ses mauvais côtés, la réalité n’est pas manichéenne. On peut continuer à aimer une série, que ce soit Ally McBeal (même si Ally est un modèle de dépendante affective à ne surtout pas suivre !), X-Files (même si Scully est trop réduite à un utérus sur pattes quand on y pense), la géniale mais so “white privilege” Gilmore Girls, et bien sûr nos six amis new-yorkais, parfois avant-gardistes (le personnage génial de Phoebe, qui fait une GPA pour son demi-frère), parfois à côté de la plaque. Cela ne m’empêchera pas de poursuivre mon binge-watching sporadique de Friends, entamé il y a… deux ans.