Inconnue au bataillon de ce côté-ci de l’Atlantique, Mae Martin gagne clairement à l’être comme le prouve sa première série pour Netflix, Feel Good, sortie le 18 mars dernier. Comédienne et humoriste canadienne au talent précoce (une première distinction obtenue dès ses 16 ans), iel* nous livre une fiction semi-autobiographique, à la fois crue, malaisante et touchante.
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À l’image de shows comme Seinfeld ou Louie, Feel Good alterne des bouts de spectacle de stand-up et des tranches de vie du quotidien de Mae. Son alter ego fictif est une ex-junkie et stand-uppeuse en herbe, qui va tomber amoureuse d’une femme hétéro, ironiquement appelée George (un prénom à connotation masculine). Elle navigue à vue dans cette relation qui va bouleverser son équilibre, déjà fragile.
L’humoriste tourmenté, qui raconte sa vie et ses démons sans fard dans une série très personnelle, c’est presque devenu un genre en soi. Comment le revivifier, sans tomber dans le déjà-vu ? En laissant les clés du show à une personnalité littéralement “hors-normes”, qui va vous faire voir notre époque à travers ses yeux… Exit le regard des mecs dépressifs (parfois intéressant mais largement exploré), bonjour celui, queer, millennial, inédit, de Mae. C’est à travers ses yeux que l’on découvre le monde du stand-up. Et iel a décidé de ne rien nous cacher. Ainsi, au milieu d’une conversation, son manager de salle se sniffe une trace de coke, pépouze, sous ses yeux. On comprend ainsi que l’univers du stand-up, peuplé d’êtres torturés, n’est pas forcément le meilleur endroit pour une personne qui lutte chaque jour pour ne pas replonger dans la drogue. Plus tard, Mae rencontre un mec bien en place dans l’industrie, super cool au début, puis à la fin d’une soirée, il lui demande si iel veut voir… sa bite. Impossible de ne pas dresser un parallèle avec l’affaire Louis C.K. : le stand-upper tout puissant, auteur de sa série acclamée par la critique, a reconnu avoir eu cet exact comportement de prédateur envers de jeunes femmes, humoristes en herbe. La scène est marquante, et en même temps, vite résolue : le gérant prend rapidement le parti de Mae, virant l’humoriste à succès de sa salle. Ça ne se passe peut-être pas aussi bien dans la vraie vie, mais le message est clair : ça devrait.
Mae navigue aussi sur un spectre queer, de genres et de sexualités : s’identifie-t-elle comme lesbienne, bi, personne non-binaire ? Elle se cherche, et se ressent différemment selon le contexte, parfois. Quand elle rencontre George et tombe sous son charme – mais se retrouve au placard (au sens propre comme au figuré, puisque dans une des scènes, sa meuf la pousse… dans un placard pour la cacher de sa classe !) parce que l’objet de son affection n’assume pas son nouvel amour, Mae expérimente ce que beaucoup de femmes lesbiennes ont vécu. Plusieurs épisodes plus tard, iel se regarde dans une glace, se cache les seins, essaie une robe… s’interrogeant sur son identité de genre.
Comment peut fonctionner une histoire d’amour entre une personne queer et une femme évoluant jusqu’ici dans le monde de l’hétérosexualité ? Certains passages – extrêmement violents psychologiquement pour notre héroïne – viennent nous éclairer sur le ressenti de Mae : par exemple, au milieu d’ébats impliquant un gode ceinture, George demande spontanément à sa partenaire de “jouir en elle”, chose qu’évidemment, elle ne peut physiquement pas faire. Une séquence qui réveille la peur chez Mae que sa copine ne se sente jamais vraiment “satisfaite”. Feel Good (titre à la fois ironique et promesse à venir, celle de se sentir bien ensemble) creuse ainsi les complications, les angoisses, les questionnements qui naissent suite à une histoire d’amour certes plus facile à vivre de nos jours qu’il y a 50 ans, mais toujours réprouvée par la société hétéronormative d’aujourd’hui. C’est bien pour cette raison que George n’assume pas cette relation au début, et a peur d’effectuer son coming out auprès de ses amis ou de sa famille, et qu’elle fait preuve aussi d’homophobie intériorisée au cours de cette première saison.
Pour autant, il n’y a pas de méchante et de gentille dans cette histoire. D’un côté du spectre, George a mis le temps, mais elle a chamboulé toute sa vie pour son nouvel amour. Envoyer valser ses amis hétéros (on se souviendra longtemps des séquences de “soirées hétéros” dans la série, un vrai cauchemar volontairement parodique pour surligner le décalage). Et de l’autre côté, Mae se montre tout sauf stable – entre son addiction aux drogues, une relation avec ses parents à reconstruire (on croise Lisa Kudrow, excellente dans le rôle de sa mère) et peut-être des comportements masochistes (rechercher des femmes hétéros donc s’exposer à un rejet dur à vivre) à analyser.
Alors, pourquoi continuer si c’est si compliqué ? Parce que si, a priori, c’est une très mauvaise idée, Mae et George sont amoureuses l’une de l’autre et elles se sentent bien ensemble (“quand je m’allonge à tes côtés, je suis calme et sereine” dit la première à la deuxième). L’étincelle est là quand elles se retrouvent toutes les deux. Et si elles ne se sentent pas encore complètement heureuses, c’est aussi car leur relation a besoin de mûrir. Malgré les nombreux dramas de cette première saison, à la fois belle et triste, on espère, un peu à l’image du Love de Judd Apatow (qui racontait une histoire d’amour entre deux êtres très messy) que ces deux-là vont grandir ensemble et se débarrasser, chacune, de leurs angoisses. En six petits épisodes, Mae Martin a réussi avec Feel Good à imposer un ton personnel, où se mélangent de nombreux états émotionnels et à développer des personnages complexes dans leurs imperfections. Vite, la saison 2 !
*Mae Martin s’identifie par les pronoms She/They, à traduire par Elle/Iel, dans mon article, j’alterne donc les deux.