Game of Thrones est-elle une série féministe ? Question récurrente, à laquelle de nombreuses plumes journalistiques se sont frottées depuis les débuts de la saga d’heroic fantasy, en 2011. Plusieurs critères ont été éclairants à cet égard : la façon dont les corps féminins sont représentés, dont les scènes de sexe sont filmées ou encore dont les personnages féminins ont évolué au fil des saisons. Des infographies ont ainsi démontré avec limpidité que les corps féminins étaient bien plus sexualisés et objectifiés que la chair masculine. Depuis quelques saisons, la tendance va vers davantage d’équilibre et les scènes de sexe, comme celle de Missandei et Ver Gris en saison 7, se sont peu à peu diversifiées dans leur mise en scène. Ce qui aurait tendance à nous faire croire que la série est de plus en plus féministe. Et si, en fait, elle ne faisait que s’adapter à la société dans laquelle nous vivons ? On oublie trop souvent qu’une œuvre est symptomatique de l’époque dans laquelle elle a été créée. Et dans le cas de GoT, la société a bien évolué depuis 2011. Il est logique que d’une manière ou d’une autre, elle s’en fasse le reflet.
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Depuis quelques saisons, force est de constater que les femmes dans Game of Thrones sont les personnages les plus complexes et les plus proches du Trône de Fer, quand elles ne sont pas carrément assises dessus. La saison 8 semble poursuivre cet élan avec une mise en lumière sur la poigne et l’intelligence de Sansa et sur Arya Stark, qui a tout simplement sauvé le monde, en plongeant son poignard en acier valyrien dans le cœur du roi de la Nuit dans l’épisode 3, “La Longue Nuit”.
Mais à l’image de notre société, un pas avant en matière de représentation positive des femmes s’accompagne encore trop souvent de deux pas en arrière dans l’épisode suivant. Dans “Les derniers des Stark”, l’épisode 4 de la saison 8, on observe, perplexe, Sansa exprimer sa force pour rabaisser une nouvelle fois Daenerys. Pire, pendant le banquet de la victoire contre l’armée des morts, la Lady de Winterfell et Le Limier discutent. Clegane lui dit qu’elle aurait dû s’enfuir avec lui quand Ned s’est fait exécuter (ce qu’elle a refusé, à la fin de la saison 1), elle répond alors : “Sans Littlefinger, Ramsay et le reste, je serais restée un petit oiseau toute ma vie”. Ce dialogue est une façon, pour les scénaristes, de justifier les atrocités vécues par Sansa, dont les viols répétés par Ramsay. De justifier par la bouche même du personnage un trope persistant et très pénible de la pop culture : celui de la femme qui devient forte après avoir connu des sévices sexuels et/ou psychologiques. L’actrice féministe Jessica Chastain ne s’y est pas trompée sur Twitter :
Rape is not a tool to make a character stronger. A woman doesn’t need to be victimized in order to become a butterfly. The #littlebird was always a Phoenix. Her prevailing strength is solely because of her. And her alone.#GameOfThrones pic.twitter.com/TVIyt8LYxI
— Jessica Chastain (@jes_chastain) 7 mai 2019
“Le viol n’est pas un outil pour rendre un personnage fort. Une femme n’a pas à devenir une victime pour se transformer en papillon. Le petit oiseau a toujours été un Phoenix. Sa force, elle ne la doit qu’à elle seule.”
Amen sister ! Tous les personnages féminins forts de Game of Thrones sont passés par la case viol – Cersei, Daenerys, Sansa. Seules celles qui n’utilisent pas les attributs traditionnels de la femme – Arya et Brienne – en ont réchappé. Le cas de Missandei est à part : libérée de l’esclavage par Daenerys, on suppose évidemment qu’elle a été violée mais on préfère ne pas en parler, histoire de ne pas mettre en lumière le fait que Missandei a été victime de sévices parce qu’elle était noire ET parce qu’elle était une femme. L’intersectionnalité, un concept apparemment un peu trop compliqué pour les scénaristes de Game of Thrones, et pourtant, il ne s’agit que de reconnaître les expériences – douloureuses – d’un personnage.
© HBO/OCS
Missandei, seul protagoniste féminin noir important de la série, meurt dans cet épisode des mains d’une autre femme – Cersei, qui a adopté les codes patriarcaux pour se faire une place au soleil et ne cache pas sa misogynie en appelant par exemple Daenerys, la “pute étrangère” à plusieurs reprises au fil des saisons. Sa tête est tranchée – comme l’honnête et droit Ned Stark – lui évitant ainsi une lente et affreuse agonie comme les précédentes victimes femmes de Cersei – la Septa Unella ou Ellaria Sand et sa fille.
Mais son exécution possède un goût particulièrement amer vu le peu de scènes que son interprète, Nathalie Emmanuel, a eu à défendre dans cette saison 8. Missandei représentait la sagesse, la connaissance et la force positive de la team Daenerys. La voir disparaître en hurlant “Dracarys” a tout d’un appel à la “Mad Queen” qui sommeille en la Khaleesi. Depuis qu’elle est arrivée à Westeros, la conseillère spéciale de la Reine a clairement été sous-exploitée, bénéficiant de très peu de scènes pour briller. Elle ne meurt ici que pour faire avancer l’arc narratif de Daenerys, et c’est rageant, comme l’a tweeté la réalisatrice et showrunneuse Ava DuVernay.
So... the one and only sister on the whole epic, years-long series? That’s what you wanna do? Okay. #GOT pic.twitter.com/O5G6YZMj0g
— Ava DuVernay (@ava) 6 mai 2019
“Donc, la seule sœur* de toute cette série épique qui dure depuis des années…? Et vous en faites ça ? Ok.”
Daenerys, trop puissante ?
Daenerys Targaryen est aussi malmenée depuis le début de la saison 8. L’évolution du personnage, spectaculaire au fil des saisons, a pris un coup d’arrêt depuis son arrivée à Westeros. Que la Khaleesi rencontre des résistances face à un Nord récalcitrant à plier le genou devant une étrangère est logique. Ce qui devient insupportable en revanche, c’est d’assister à la perpétuelle remise en question de ses compétences par pléthore d’hommes, eux-mêmes plus ou moins compétents. Déjà à Essos, elle avait dû s’y reprendre à deux fois avec les Dothrakis pour être prise au sérieux. C’est le seul personnage, avec Cersei Lannister, qui fait réellement l’exercice du pouvoir. Elle fait face à divers dilemmes, que ce soit quand ses dragons causent des dégâts ou parce que la série veut nous montrer – et elle a raison – qu’il ne suffit pas de conquérir une ville et d’en libérer ses esclaves, encore faut-il y faire régner paix et prospérité.
L’héritière Targaryen a triomphé de tous les obstacles dressés sur son chemin. Et voilà Varys, prêt à retourner sa veste dans l’épisode “Les derniers des Stark” car, selon lui, Jon est plus mesuré et aimé de son peuple. On pourra arguer qu’à chaque fois qu’il a été élu leader d’une communauté – Lord Commandant ou Roi du Nord – il ne le souhaitait pas et s’est instantanément embarqué vers de périlleuses missions, laissant l’exercice du pouvoir à d’autres, Ser Alliser au Mur (ce qui a mené à une mutinerie contre lui) et Sansa à Winterfell, cette dernière n’étant absolument pas alignée sur ses décisions en saison 7. Alors certes, l’héritier “légitime” (en fait, il est plus légitime que sa tante uniquement parce qu’il est doté d’un pénis, et que la série s’inspire des monarchies médiévales où la succession s’effectuait par l’homme) du Trône de Fer semble prendre des décisions plus mesurées, mais comme le rappelle Tyrion Lannister, il manque pour le coup d’autorité, tout bon monarque devant inspirer un minimum d’autorité et de crainte.
Revenons à ce banquet gênant : Daenerys, qui a récompensé Gendry pour sa bravoure, est toujours snobée par Sansa, et assiste à un beau moment de “bro culture” : Tormund porte en triomphe Jon Snow, tandis donc que les femmes héroïnes de la bataille de Winterfell – feu Lyanna Mormont, Arya Stark (remerciée par… Daenerys) et notre Khaleesi elle-même – peuvent aller se rhabiller pour qu’on leur offre un peu de considération.
Depuis qu’elle est à Westeros, la mère des Dragons – rappelons à toutes fins utiles que sans Daenerys, pas de dragons, ça marche dans ce sens-là – a aidé le peuple et tout le Nord en combattant contre l’armée des morts, et a remporté la bataille au prix de terribles sacrifices. Mais ses proches estiment encore qu’elle n’a pas sa place sur cette partie du continent, car ils ont peur… de son pouvoir tout simplement. Comme les scénaristes de Game of Thrones ? L’issue qui semble se dessiner la concernant est la tragique reproduction du destin familial. Elle va devenir… folle. On trouverait cela franchement désolant, d’autant que GoT nous a déjà livré une “Mad Queen” impressionnante, Cersei Lannister, pour le coup cohérente dans son évolution.
Cette dernière sort gagnante de l’épisode “Les Derniers des Stark” mais n’échappe pas pour autant à son essentialisation en tant que femme. Tyrion tente ainsi de la rappeler à la raison en lui expliquant qu’elle n’est pas un monstre car… elle aime ses enfants. Et elle devrait donc penser à celui qui grandit actuellement dans son ventre. Comme si toute l’humanité de Cersei Lannister ne résidait que dans son rapport à la maternité.
©HBO/OCS
Toujours dans l’épisode qui nous préoccupe, décidément un cas d’école, un autre personnage témoigne de la maladresse des scénaristes de Game of Thrones quand il s’agit d’écrire des personnages féminins : alors que son parcours s’inscrit loin des stéréotypes de genre liés à son sexe, Brienne se retrouve tout d’un coup piégée dans un mauvais remake de N’oublie jamais. Choix scénaristique discutable tant sa relation avec Jaime était développée au-delà d’une attirance charnelle, les deux personnages couchent finalement ensemble. Un jour à peine plus tard, le frère de Cersei décide de repartir à Port-Réal revoir son amante maudite (peut-être pour en finir avec elle, cela dit), laissant une Brienne vulnérable, pleurer sous la pluie, les pieds dans la boue de Winterfell. Avait-on la moindre envie d’assister à cette scène telle qu’on nous la présente ? Non. Est-elle intéressante pour l’évolution du personnage, qui s’était accompli deux épisodes plus tôt en devenant chevalier ? Non. Il y avait d’autres manières d’arriver au même résultat – Jaime qui repart vers Port-Réal – sans en passer par là.
My girl Brienne outside in a housecoat. I hate dick. That's what dick does. It has you outside in the cold ass North in a housecoat asking a one handed dude where he's going.
— Auntie Rai of Castamere (@yay_itsrai) 6 mai 2019
“Ma meuf Brienne dehors en robe de chambre. Je déteste les pénis. C’est ce que font les pénis. Tu te retrouves dehors, dans le froid du Nord à demander à un gars qui a une seule main où est-ce qu’il va.”
Cet épisode nous rappelle que ce n’est pas parce qu’une série possède des personnages féminins forts qu’on peut la qualifier de féministe. Tout dépend de la façon dont ils sont traités sur la longueur. Si les showrunners de Game of Thrones, Dan Weiss et David Benioff, se sont retrouvés à écrire des arcs incohérents pour leurs protagonistes dotées d’un utérus, c’est peut-être parce que l’écrasante majorité du staff de la série – surtout les postes stratégiques – est composée d’hommes, blancs. Par exemple, cet épisode 4 de la saison 8 a été réalisé par David Nutter, écrit par D.B. Weiss et David Benioff. Toute la saison 8 a été écrite et réalisée par des hommes blancs. Alanna Bennett, scénariste de Roswell New Mexico, résume bien notre pensée avec ce tweet. On lui laissera le mot de la fin.
Even as someone who likes #GameofThrones in general, I can't help but think about how much better this show would have been if they'd had more women, poc, and woc writing and directing it. Just, every part of it would have been improved.
— alanna bennett (@AlannaBennett) 6 mai 2019
“Même pour quelqu’un qui aime Game of Thrones, je ne peux m’empêcher de penser à quel point cette série aurait été meilleure si davantage de femmes, de personnes de couleur et de femmes de couleur avaient pu écrire ou réaliser. Chaque aspect aurait été amélioré en fait.”
* Le mot “sœur” sous-entend ici la seule femme noire.