De passage à Paris pour participer au Festival Hors Pistes, qui se tient au Centre Pompidou du 24 janvier au 9 février et où il donnera une Masterclass dimanche 2 février à 17 heures, David Simon, le papa de The Wire, a répondu à nos questions avec la verve et l’intelligence qui le caractérisent. Et nous a parlé de sa prochaine série, la dystopie The Plot Against America.
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Marion Olité | Vous êtes l’un des invités du festival français Hors Pistes qui se tient au Centre Pompidou en ce moment. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’y participer ?
David Simon | Soyons honnêtes, c’est à Paris [rires, ndlr] ! Ce ne sera jamais une corvée de voyager à Paris pour moi, même si c’est pour des raisons professionnelles. J’ai déjà été sollicité plusieurs fois pour participer à des événements en France, mais mon calendrier américain ne me permettait pas de me déplacer.
J’ai toujours eu envie de venir parce qu’en vérité, c’est le public européen qui a fait exploser la popularité de The Wire. On a eu la chance d’avoir HBO, prête à nous donner le budget nécessaire pour accomplir ce qu’on avait en tête. On n’avait pas une audience assez grande aux États-Unis pour être à l’aise. Je pense que le bouche-à-oreille en Europe nous a beaucoup aidés. En Grande-Bretagne, en France et dans toute l’Europe, on a commencé à nous porter beaucoup d’attention. Le public européen nous a soutenus très naturellement au moment où on en avait le plus besoin. J’ai donc complètement conscience de ne pas écrire des séries uniquement pour les États-Unis. Et je fais attention quand on me propose des opportunités comme celle du Centre Pompidou.
Une partie de ce festival est consacrée aux films. Je me demandais, quelle est votre relation avec le cinéma ?
J’ai toujours apprécié l’expérience d’aller voir un film dans une salle de cinéma, et la façon dont il nous raconte des histoires. Personne ne peut dire qu’il n’est pas influencé, d’une manière ou d’une autre, par le cinéma au 21e siècle. Si vous étendez cela aux séries modernes de ces vingt dernières années, qui ont considérablement évolué, c’est encore plus impressionnant. L’idée de raconter des histoires de façon visuelle et dramatique est devenue la forme prédominante de storytelling dans notre culture.
Les films et les séries ont supplanté la littérature. Je constate cela sans fierté personnelle ou sentiment de possession. Je suis un gros lecteur, je lis de la prose. Et je pense qu’il y a des choses que l’on peut faire en écrivant un roman qui sont impossibles à retranscrire sur un écran. L’inverse est vrai également. J’accorde de l’importance aux deux, mais je dois concéder que la majorité des gens utilisent le langage visuel pour réceptionner une histoire. Ce n’était pas le cas au début du 20e siècle. Tant de choses ont changé ces 100 dernières années.
Après, personnellement, je n’ai jamais bien réussi à écrire un long-métrage. J’ai fait quelques tentatives mais il semblerait que je sois meilleur sur des formats plus longs, sur des 6, 8 ou… 35 heures ! Je ne suis pas sûr d’avoir développé les bonnes compétences pour écrire un film qui tienne la route.
The Wire, le chef-d’oeuvre de David Simon (©HBO)
Mais ne pensez-vous pas que la forme visuelle la plus naturellement héritière des livres serait les séries ?
Si, c’est la forme d’adaptation la plus plausible d’un roman moderne. Donnez-moi 6 ou 8 heures pour adapter visuellement un livre et vous le reconnaîtrez dans une large mesure, une fois sur écran. Je viens de terminer l’adaptation de Plot Against America [“Le Complot contre l’Amérique”, une dystopie de Philip Roth, ndlr] et il faut faire des ajustements pour que cela dure 6 heures, mais j’ai l’impression que le livre est bien représenté. Et je pense que la formule [de la mini-série, ndlr] convient parfaitement à une adaptation littéraire.
Vous pouvez nous en dire un peu plus sur cette future série HBO, Plot against America ?
Philip Roth a publié ce roman en 2004, je pense en réaction à la présidence de George W. Bush, qui a mené à une politique américaine très critiquée. Le livre présente une réalité alternative très intéressante de ce qui aurait pu arriver aux États-Unis si Roosevelt n’avait pas remporté sa troisième élection en 1940 et qu’à la place, c’était Joseph Lindbergh, un aviateur très populaire et courageux, mais antisémite et pro-allemand, qui était devenu président. Ça a été un moment particulier dans l’histoire des États-Unis. Roosevelt a été très inquiet quand les Républicains ont nommé Lindbergh pour les représenter. À cette époque, il était le plus grand héros du pays. Il était charmant, sincère et convoquait de nombreuses valeurs américaines positives. Au final, Lindbergh refusa de se représenter.
Roth s’est souvenu de cette histoire parce qu’elle fait partie de son enfance. Ce moment est une sorte d’allégorie qui rappelle à quel point les USA évoluent sur une ligne fine. Pour un pays jeune, je nous trouve parfois très naïfs, notamment dans notre confiance en la sécurité de nos institutions démocratiques. La démocratie est toujours une affaire très vulnérable. Elle s’appuie sur une population éduquée, un accès à une information indépendante et de nombreux autres systèmes qui permettent d’observer et de contrebalancer le pouvoir. Et l’une des forces du roman de Roth, c’est de raconter ce qu’il se passe quand l’un de ces garde-fous cède.
On m’a sollicité pour adapter une première fois ce livre durant les années Obama. Et j’ai dit au gars à l’époque : “vous savez, on va dans la direction opposée, notre pays va vers davantage de représentativité.” Donc j’ai refusé de le faire. Mais quand Trump a été élu, j’ai repensé immédiatement au roman. Je l’ai relu, et je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un adapte Plot Against America. C’est le même paradigme que celui de Trump, même s’il n’est pas un héros ou un grand aviateur. C’est une créature beaucoup plus imparfaite et égoïste que Lindbergh. Et malgré cela, il n’a même pas eu besoin de posséder un certain magnétisme ou une dose d’héroïsme. Il avait juste besoin de faire monter la peur, d’encourager la xénophobie et de faire exploser une colère qui était déjà présente en raison des frustrations, notamment économiques, amenées par le fonctionnement de nos sociétés. Il a capitalisé sur tout ça, sur beaucoup de haine. Le livre de Roth est alors redevenu soudainement extrêmement précieux.
J’imagine alors que ce n’est pas une coïncidence que cette série, Le Complot contre l’Amérique, sorte en 2020, année de l’élection de Trump…
Eh bien, non. Pour ce que ça vaut, nous disons ce que nous voulons dire ! En espérant que ça s’arrête.
Vous pensez que l’art peut influencer la politique ?
Non.. Enfin je ne sais pas ! L’art a eu ses grands moments. Je ne suis pas responsable d’une audience. Et je ne pense pas que les séries peuvent influer sur les gens en temps réel. Je ne sais pas si j’ai la capacité d’influencer, mais si vous me demandez si l’art peut le faire, je pense que oui. Harriet Beecher Stowe a écrit un roman, pas super bon d’ailleurs, alors que la guerre civile faisait rage. Ça s’appelle Uncle Tom’s Cabin et ce livre a autant aidé les Américain·e·s à changer d’idée sur l’esclavage que ne l’ont fait les abolitionnistes. Il y a une très longue histoire de l’art qui redéfinit les grands moments politiques. Mais il y a aussi beaucoup de storytelling qui a fini par travestir l’Histoire.
En tout cas, l’histoire, et en particulier celle de l’Amérique, vous passionne.
Oui, car je suis journaliste de formation. Et je ne sais pas quoi faire d’autre que débattre [rires, ndlr]. Je sortais sur le terrain, trouvais un sujet, l’expliquais du mieux que je pouvais, et je le mettais sur le grill pour en débattre. C’est un peu ce que je continue à faire sous une forme différente. Je travaille sur un autre medium maintenant, qui a ses propres règles. Je suis un dramaturge et non plus un journaliste mais je pense que je poursuis la même chose.
Comme The Handmaid’s Tale ou The Man in the High Castle, le roman The Plot Against America appartient au genre de la dystopie, voir même de l’uchronie*. Comment expliquez-vous cette tendance dans les séries ?
Parce qu’on vit dans une dystopie. La vérité tente de survivre dans une lutte à mort contre le mensonge. On le voit sur les réseaux sociaux, dans nos nouveaux rapports aux médias, vulnérables à la désinformation organisée. Et tout ça parce que la vie privée disparaît à la vitesse de la lumière. La manipulation a été rendue possible par l’avènement d’Internet. Nous vivons dans un monde où toutes les fondations de notre société et ses institutions sont remises en question. N’importe quelle histoire qui va s’attaquer à ces questionnements sera particulièrement pertinente.
Vous parliez des réseaux sociaux, j’ai noté que vous étiez très présent sur Twitter. Pourquoi ?
C’est un réseau social doté de quelques fonctions bien utiles. Vous pouvez vous adresser directement aux gens par exemple, c’est un bon moyen de créer du lien et aussi d’annoncer ses projets, “hey, ma mini-série arrive sur HBO dimanche prochain !”, ce genre de trucs.
Et puis, à un moment donné, j’aime le débat. Je me souviens, quand j’étais journaliste, on s’asseyait tous ensemble dans la salle de conférence. On rigolait, on discutait, on se prenait la tête sur les Unes du jour. Je me retrouve donc parfois à commenter les actus du jour sur Twitter. Mais c’est un réseau très belliqueux. Si tu dis la moindre chose qui va à l’encontre de qui que ce soit ou des causes que certain·e·s défendent, tu t’exposes à leur colère et la discussion devient parfois juste impossible. Et on en vient vite à une escalade, un peu comme si on t’attendait au coin de la rue pour en découdre. Au final, Twitter ne sert qu’à ça.
Parfois, les gens survoltés m’amusent [rires, ndlr], et parfois c’est moi qui suis furieux de ce qui s’est passé dans mon pays ou dans ma ville. Je dis quelque chose, et une personne vient débattre. Ça va et ça vient, parfois le débat est intéressant, et j’en viens à changer d’avis, mais la plupart du temps, tu attires les trolls et des commentaires absurdes. Et je me prends à me demander, mais jusqu’où vont-ils aller pour faire de ces non-sens un divertissement ? Mais ne vous méprenez-pas, ça reste absurde.
The Plot Against America, la prochaine série de David Simon, arrive le 16 mars sur HBO et OCS chez nous.
*L’uchronie est un récit qui réécrit l’Histoire, souvent pour le pire, comme le prouvent The Man in the High Castle et The Plot Against America. C’est un peu différent pour The Handmaid’s Tale, qui relève davantage de la dystopie car elle ne réécrit pas précisément un moment de l’Histoire Américaine. Cela dit, Margaret Atwood a expliqué qu’elle s’était inspirée pour son roman de nombreux faits historiques.