Dramédie restée confidentielle chez nous, la chaleureuse Vida tire sa révérence fin mai avec une courte saison 3 composée de six épisodes. Elle vient conclure les aventures d’Emma et Lyn Hernandez (Mishel Prada et Melissa Barrera), deux sœurs mexicano-américaines qui lâchent leurs vies respectives pour retaper ensemble le bar de leur défunte mère (dont le début du prénom, Vidalia, donne son titre à la série). Pour cela, elles s’installent dans le quartier de leur enfance, Boyle Heights, situé dans l’Est de Los Angeles.
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Au fil des trois saisons, on a ainsi suivi les hauts et les bas des deux femmes, qui avaient perdu un lien familial miné par des secrets de famille douloureux. Après une deuxième saison fabuleuse, qui voyait la série de Tanya Saracho prendre son envol artistique, cette ultime livraison laisse un goût doux-amer en bouche. Si elle nous réserve encore des séquences marquantes – une “queerceañera” magique, des moments intenses entre les deux sœurs, un dialogue entre différentes générations de femmes queer –, on sent les storylines excessivement construites autour du thème du “retour aux sources” à la première saison. Lyn et Emma font de nouveau face à de terribles turbulences, qui viennent mettre à mal leur sororité durement acquise. Les choix de la première, qui plonge la tête la première dans une relation inespérée avec un père biologique soudain ressuscité (le dernier mensonge de Vidalia), vont l’éloigner de sa sœur, qui se ferme comme une huître face à ce qu’elle vit comme une trahison. Puis de nouveau, l’avenir du bar queer florissant se trouve menacé (une thématique pertinente, sachant que les bars lesbiens ont du mal à rester ouverts dans les grandes villes).
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C’est parfois frustrant de voir retomber nos deux héroïnes dans leurs vieux schémas, déjà explorés lors des précédentes saisons. On pensait qu’elles avaient dépassé leur problème de communication et se respectaient l’une l’autre : ces nouveaux remous possèdent un goût de déjà-vu. En revanche, la trajectoire de Lyn – qui se retrouve côté cœur dans un rôle inconfortable de “trophy wife” auprès de Rudy, conseiller municipal ambitieux et de l’autre recherche l’amour paternel – est toujours aussi bien explorée. La jeune femme commence enfin à réaliser la différence entre l’image qu’elle aimerait renvoyer d’elle et ce qui la rend vraiment heureuse. Aussi touchante qu’influençable – ce qui peut la conduire à fermer les yeux sur des comportements toxiques – Lyn déconstruit lentement son besoin de validation masculine.
De son côté, Emma avait entamé en saison 2 une histoire d’amour avec la très chou barwoman Nico (Roberta Colindrez), nouvelle protagoniste attachante. Au lieu de poursuivre la construction de cette relation qui permet à notre control freak préférée de laisser vivre sa sensibilité, la saison 3 place sur leur route un obstacle un peu facile (une ex relou). Emma, qui représente le cœur et l’âme de Vida, évolue assez peu. Seule une scène où elle décide de prendre des champignons hallucinogènes – un comportement à l’opposé de sa personnalité – nous permet de la voir sous un nouveau jour, plus léger.
Et puis il y a aussi notre jeune militante galérienne, Marisol Sanchez (Chelsea Rendon), qui va faire face à une perte inattendue, tandis qu’Eddy, la veuve de Vida, reprend doucement goût à la vie, revenant travailler au bar. Comme lors des précédentes saisons, ces personnages secondaires pleins de potentiel restent quelque peu sous-exploités. Si certains choix narratifs sont un peu faciles, et que certains personnages font du surplace (peut-être par peur de développer de nouvelles intrigues qu’il aurait été difficile de boucler en si peu d’épisodes), les adieux des Lyn et Emma restent honorables. Et frustrants en réalité, car la série détenait en son sein bien assez de personnages et de thématiques à creuser pour au moins deux saisons de plus. D’ailleurs, le final laisse une porte ouverte pour reprendre – demain ou plus tard – des nouvelles des sœurs et de leurs proches. On ne demande que ça.
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À l’intersectionnalité des luttes
Qu’elle s’achève ou non sur cette troisième saison, Vida restera une série pionnière en matière de représentation de la communauté latinx. Un peu à la manière de Pose avec la communauté trans et racisée, la série braque les projecteurs sur des personnages latinx, habituellement réduits à des stéréotypes, quand ils existent. Raconter toute la diversité de leurs expériences change tout.
À travers le personnage de Lyn, la série s’attaque au cliché de la “bomba latina” présent dans des séries ultrapopulaires comme Modern Family (Gloria interprétée par Sofia Vergara) ou Desperate Housewives (Gaby jouée par Eva Longoria). Lyn correspond en tout point à la case “bomba latina”, sauf que sa plastique avantageuse lui vaut bien des réflexions sexistes, de la mère de Rudy qui la juge constamment à des militantes anti-gentrification, qui la traitent de “Coconut Barbie” à longueur d’épisodes, et lui balanceront même de l’eau de javel au visage à la fin de la saison 2. Un acte violent qui illustre le dilemme de la jeune femme, pas assez latinx pour sa communauté, trop latinx pour les Blancs. La dernière saison la voit se sortir avec grâce et humour d’un piège tendu par la mère de son petit-ami, qui a décidé de lui mettre des bâtons dans les roues, lui reprochant de ne pas parler mexicain au milieu d’une soirée mondaine. Lyn a conscience de ne pas forcément prendre les bonnes décisions, la série montre que la société lui tend aussi de multiples pièges et tentatives de séduction pour qu’elle se conforme au cliché que l’on attend d’elle.
Tanya Saracho n’en reste pas là et c’est bien que ce qui fait de Vida une série pionnière : elle propose une vraie galerie de personnages féminins et mexicano-américains. Parmi eux, Emma, la control freak, celle qui a été rejetée sans raison (elle finira par comprendre pourquoi à la fin de cette saison) par sa mère alors qu’elle n’était qu’une enfant. Queer dans sa vie intime mais plutôt réservée au grand jour (une façon de se protéger de l’homophobie), elle était persuadée d’avoir été envoyée en pension car Vidalia était homophobe. Or, elle apprenait avec stupeur dès la saison 1 que sa génitrice était mariée avec une femme, Eddy.
Cette dernière tient aussi une place dans la série, et représente une autre trajectoire queer dans la communauté latinx : elle est butch, et se fera casser la gueule méchamment dans un bar, pour avoir osé envoyer un mec sur les roses. Il y a aussi Niko et l’une des meilleures scènes de cette saison 3 voit deux générations de queer dialoguer entre elles (quelque chose qu’on rêve de voir davantage dans The L Word: Generation Q). Une jeune milleniale pratiquant le drag king – encore une représentation rare à l’heure où les drag-queens sont devenues mainstream – va ainsi tomber sous le charme d’Eddy, quarantenaire.
À travers toutes ces protagonistes, mais aussi Marcos, l’ami gay de Lyn qui organise sa “queerceañera” (geste éminemment subversif, cette fête célébrant traditionnellement le passage des filles au statut de femme dans le monde latino-hispanique), Vida nous raconte depuis trois saisons ce que c’est que d’être queer dans la communauté latinx. Et aussi ce que c’est que d’être une femme.
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La jeune Marisol Sanchez représente aussi de façon saisissante le concept d’intersectionnalité des luttes (quand on cumule plusieurs facteurs de discrimination, comme être une femme, queer, et racisée, ou dans son cas, une femme racisée et pauvre). Au chevet de son père malade, cette queen du “chola look” (un style typique de la culture portoricaine et victime d’appropriation culturelle) nous fait régulièrement le tour du propriétaire du quartier, à bord de son vélo. La social vigilante se balade, téléphone au poing, toujours prête à dégainer face à des actes racistes ou des entreprises de gentrification (des sociétés qui rachètent petit à petit le quartier, le rendant hors de prix pour ses habitants historiques) de son quartier. Après avoir eu des relations sexuelles avec un des leaders de l’association où elle œuvre, elle subira du slut-shaming suite à la mise en ligne d’une sextape à son insu ; puis un sexisme si violent de la part de son inconscient de frère, Johnny, et de son père, qu’elle se retrouve un temps sans domicile fixe. Parce qu’elle ne suit pas la place traditionnellement réservée aux femmes dans sa famille et dans sa communauté, Marisol prend cher. Et logiquement, c’est elle le personnage le plus en colère de la série (peut-être à égalité avec Emma).
Dans la dernière saison, le temps de l’apaisement est venu. Et si elle subira une dernière humiliation – malgré tous les soins qu’elle a prodigués à son père, ce dernier a légué sa maison… à son fils ironiquement un peu responsable de sa mort – elle finit par trouver la lumière au bout du tunnel, avec une proposition de job inattendue. La voir se débattre seule face au sexisme et à la gentrification, dans un milieu pauvre, puis exposer tous ses paradoxes quand elle sera en contact avec Emma en saison 2, demeure une des grandes réussites de Vida.
Si la série a pu dépeindre avec autant d’acuité les vies et les dilemmes des femmes de la communauté latinx, c’est car sa showrunneuse a privilégié une writer’s room entièrement latinx, pour la moitié s’identifiant comme queer, et presque complètement féminine (à l’exception d’un scénariste cisgenre). Il en va de même pour le reste de l’équipe, de la directrice de casting aux compositrices de la bande originale, en passant par les réalisatrices. Quand on donne les clés d’une œuvre artistique à une communauté jusqu’ici invisibilisée dans la pop culture, ou réduite à des clichés racistes et patriarcaux, cela donne Vida, une série drôle, militante, sensuelle, qui vibre au rythme des récits inédits de toutes ses protagonistes.
Les trois saisons de Vida sont proposées par StarzPlay en France.