Trois ans après Gatsby le magnifique, Baz Luhrmann revient sur Netflix avec le projet le plus ambitieux de sa carrière, The Get Down. L’occasion de disséquer une carrière singulière.
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À première vue, une série sur la naissance du hip-hop dans le Bronx des 70’s n’était pas forcément un sujet destiné à un réalisateur blanc australien, à l’esthétique pop scintillante. Mais à y regarder de plus près, le hip-hop et le cinéma de Baz Luhrmann ont des points communs.
De son premier film, Ballroom Dancing, hommage au métier de danseuse de salon de sa mère Barbara Carmel, à Romeo + Juliet en passant par Moulin Rouge et Gatsby le magnifique, Luhrmann est un sampleur, un king du mashup, un esprit créatif qui s’inspire de différents matériaux, les triture, les transforme pour faire jaillir son propre univers flamboyant et singulier. Les (bons) DJ ne font pas autre chose.
Baz Luhrmann était en fait plutôt bien placé pour comprendre ces petits jeunes du Bronx à l’esprit bouillonnant, qui rêvaient de changer le monde avec des scratchs (et ils l’ont fait!). Né à Sydney en 1962, Mark Anthony Luhrmann (il changera son prénom par ‘Baz’, surnom qu’on lui donna à l’école, en référence au personnage de Basil Brush) a grandi dans la petite ville de Herons Creek, dans l’État de New South Wales en Australie. Une ville trop petite pour ses ambitions. À 15 ans, il part rejoindre sa mère à Sydney, qui a quitté le foyer familial quand il avait 12 ans, le laissant désemparé.
Passé par la stricte Christian Brothers school (ce qui peut expliquer la présence du motif religieux dans son oeuvre), Baz Luhrmann étudie l’art dramatique et débute comme acteur sur les planches. Shakespeare n’a plus de secrets pour lui. Après avoir obtenu son diplôme au National Institute of Dramatic Art en 1983, il écrit cette fameuse pièce semi-autobiographique, Ballroom Dancing, qui deviendra son premier film en 1992. Déjà, un jeune homme vient briser les codes, celui d’un milieu guindé : la danse de salon.
“Deux anciennes maisons réputées d’égale dignité dans la belle Verone, où se place notre scène, pour d’anciennes querelles de nouveau se mutinent”
Si son travail est remarqué, c’est quatre ans plus tard, en adaptant le classique de Shakespeare, Roméo et Juliette, que l’homme se fait un nom. Et déjà, tout est là : la jeunesse et son romantisme échevelé, incarnée par Claire Danes et Leo DiCaprio, la réinvention esthétique et musicale (la bande originale pop à souhait est un hit) d’un classique, l’importance des mots, l’énergie dingue qui porte tout le film, la présence du religieux (“Set me free” chanté par Herizen F. Guardiola dans The Get Down renvoie à “Everybody’s Free” de Quindon Tarver)… Romeo + Juliet est un condensé du cool des 90’s selon Luhrmann.
L’année suivante, le cinéaste se marie avec Catherine Martin, devenue une collaboratrice privilégiée sur chacun de ses films. Costumière et production designer, elle contribue largement à construire les univers barrés et colorés qui naissent dans l’esprit de son mari.
Elle l’a rencontré sur Ballroom Dancing et se souvenait dans les colonnes du Hollywood Reporter en 2013 : “Il avait cette incroyable arrogance de la jeunesse, et je me suis demandé : ‘Mais d’où il sort ce prénom, Baz ?’ Et tout ce qu’il fait est musical. […] Et puis, nous avons commencé à discuter de la vie, l’art, le monde; et vingt ans plus tard, cette conversation ne s’est jamais arrêtée.”
En tant que cinéaste, Baz Luhrmann est un peu un anti-Woody Allen. Si entre ses films, il tourne régulièrement des spots de pub (notamment pour son partenaire historique, Chanel), sa carrière n’en compte pour l’instant que cinq. Ses projets ont besoin de mijoter dans sa tête, et si ses détracteurs lui reprochent son penchant pour la grandiloquence (il est fondu d’opéra italien) et pour la forme au détriment du fond, ses films reposent en fait sur un travail de recherche très pointu.
“Je pense que je pourrais vivre à faire des recherches et à ne jamais tourner le show. J’aime tellement cette partie.”, a confié le cinéaste à Rolling Stone à propos de The Get Down, qui lui trottait dans la tête depuis 2006.
Accro aux challenges casse-gueules (“Pour je ne sais quelles raisons, j’ai besoin de me mettre en danger” admet-il), le cinéaste s’est trouvé un défi de taille avec The Get Down : créer sa première série et s’attaquer à rien de moins que la naissance du hip-hop. Le budget, 120 millions $, est encore plus conséquent que celui de Gatsby le magnifique (100 millions $). Comme pour ces précédents films, la production s’avère chaotique. Plusieurs employés, dont Shawn Ryan tout de même, quittent le navire en cours de route.
Mais le showrunner novice peut compter sur la présence de plusieurs personnalités 100% street cred : Nas, Grandmaster Flash, l’historien du hip-hop Nelson George, le fondateur de la Zulu Nation, Afrika Bambaataa, Kool Herc, les icônes du graffiti John “Crash” Matos et Chris “Daze” Ellis… La liste est longue. Tous ces super-consultants ont visiblement été séduits par l’enthousiasme débordant de l’homme, assez pour lui faire confiance et adouber sa série.
“Baz est un alchimiste, à la recherche constante du bon mix.” (Doug Wick, producteur sur Gatsby)
Tout ce que Baz Luhrmann touche ne se transforme pas en or. Après sa trilogie du rideau rouge (Ballroom Dancing, Roméo + Juliette, Moulin Rouge), succès critique et public étudié dans les écoles de cinéma, le réalisateur traverse une mauvaise passe. Son projet de biopic d’Alexandre le Grand tombe à l’eau après plusieurs années de travail. Gross déprime, pour ne pas dire dépression.
Sept ans après Moulin Rouge, son retour avec Australia n’est pas aussi flamboyant qu’il l’avait espéré. Le film se plante aux États-Unis, mais il cartonne en Europe et dans son pays natal où il devient le deuxième plus gros hit de tous les temps, derrière Crocodile Dundee. La critique, elle, n’est pas convaincue. Australia devient le film préféré des détracteurs du style Luhrmann.
Il peut douter (“J’ai des doutes; rien n’est jamais assez bon. Est-ce vraiment utile ? Est-ce que ça a de la valeur ?” (HR, 2013)), poursuivre une quête impossible de sa vision de la perfection, mais le cinéaste a la peau dure. Au lieu de se planquer quelque part ou de viser moins haut, son projet suivant sera Gastby le magnifique, l’histoire d’un homme désespérément romantique et optimiste, qui s’est réinventé (comme lui), qui amène de la joie autour de lui, tout en portant des zones d’ombre.
Avec The Get Down, le cinéaste passe d’un matériel de base habituellement fictionnel à celui de la réalité, puisqu’il s’agit de retranscrire l’esprit d’une époque. À la vision de la première partie du show (composée de six épisodes), pas de doute, The Get Down est un monde créé par Baz Luhrmann. On y retrouve son grain de folie, son génie du mix musical (les acteurs du show chantent sur un set de Grandmaster Flash, Michael Kiwanuka croise un breakbeat de Rufus Thomas…), son amour pour les couleurs, les graffitis et les paysages urbains destroys (déjà présents dans Roméo et Juliette) ou encore l’énergie de la jeunesse.
“J’ai l’impression que mon temps est compté, j’ai toujours ressenti ça. Je n’ai pas peur de mourir, j’ai juste cette impression qu’il y a encore des choses qui doivent sortir de moi. (HR, 2013)”
À sa vision fantasmée du Bronx des seventies – avec ses personnages hauts en couleur au romantisme échevelé – s’ajoute une précision de documentariste. L’équilibre entre le fond et la forme est enfin trouvé.
Aucun costume n’est validé s’il n’est pas justifié par une photo d’époque, le scénario est agrémenté d’anecdotes glanées en discutant avec des “vétérans” de l’époque. Il utilise la technique du mockumentary qui mélange vraies et fausses images d’archive, n’élude pas la violence, la politique et des détails historiques (le blackout à NY en 1977). C’est ça qui fait de The Get Down l’objet luhrmannien le plus abouti de sa carrière… jusqu’ à son prochain défi.