Pour le moins exhaustive, l’exposition mettant à l’honneur Irving Penn retrace la carrière et le talent de ce photographe américain hors pair.
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Les couvertures des années 1950 qu’il a réalisées pour le magazine Vogue ainsi que tous les visages connus que son appareil photo a vu passer ont cristallisé cette grande figure de la photographie de mode que l’on n’a plus besoin de présenter. Irving Penn, qui s’est éteint il y a neuf ans, continue de servir d’inspiration aux nouvelles générations.
En 1938, il fit ses premières armes avec des natures mortes, un genre qui l’a suivi tout au long de sa carrière, et grâce à la photographie de rue. Il immortalise ainsi à ses heures perdues des enseignes peintes à la main, des mégots trouvés dans les rues pour sensibiliser aux dangers du tabac en 1950, des fleurs et des panneaux de signalisation à Philadelphie et New York. Ces derniers rendent compte du climat durant la dépression économique et de son approche documentaire dans son œuvre. Muni de son premier appareil photo, un Rolleiflex, il travaille d’abord en tant qu’assistant pour Harper’s Bazaar.
De Harper’s Bazaar, il passe à Vogue en publiant ses premières natures mortes, en 1943. La particularité de ses natures mortes ? Elles semblent raconter l’absence des sujets et leur histoire, à travers des objets tout juste consommés, comme autant de signes d’une vie passée : une trace de rouge à lèvres sur un verre, une cigarette qui n’a pas fini de se consumer… Après la guerre, en 1945, il continue de travailler pour Vogue, mais cette fois-ci pour faire du portrait. C’est ainsi que son style s’aiguise au point de devenir une signature singulière et immortelle.
Un style unique
À travers ses premiers portraits de célébrités pour Vogue, à moins de 30 ans, Irving Penn profite d’une carte blanche pour laisser parler son imagination. Cette liberté lui permet de se forger son propre style. Il fait des mises au point au plus près de ses sujets quand il cadre l’image pour ensuite resserrer davantage le cadrage sur la photo définitive. Il privilégie le dialogue avec ses mannequins et leurs réactions spontanées.
Toujours avec de la lumière naturelle, il utilise un fond de studio photo brut (qui le suivra toute sa vie et partout dans le monde) comportant des traces des passages de chaque modèle, ainsi qu’un vieux tapis posé sur des caisses comme accessoire. Ce fond a un passé et une histoire : il est d’ailleurs exposé au Grand Palais. Et il aime jouer avec des proportions et perspectives clownesques en montrant des épaules étroites et des pieds immenses. Parfois, il incline la tête de ses modèles, souligne leur menton, et cache une oreille pour animer un regard, avec une impression d’instabilité.
En 1947, il rencontre une ancienne danseuse, Lisa Fonssagrives qui, par son élégance innée, maîtrisait l’art de la pose. Avec elle, il travaillera sur des silhouettes plus géométriques et travaillées, tout en contrastes et moins clownesques. Pour ses cadrages et sa lumière, il puise ensuite son inspiration dans le travail des peintres comme Goya, Daumier et Toulouse-Lautrec, en allant vers quelque chose de plus pictural.
Devant son objectif, passent les plus grands de son époque : de Dalí à Hitchcock en passant par Picasso, Capote et Dietrich, pour n’en citer que quelques-uns. Avec ces visages connus de tous, il voudra faire ressortir leur sensibilité et leur intimité, les voir se dévoiler totalement devant lui et faire tomber les masques.
Psychologie, couture et mise en scène
En novembre 1948, il est envoyé par Vogue à Lima, pour une première séance photo en extérieur. Il transporte avec lui les outils de son atelier photographique pour faire ses photos des habitants de la ville et des villages voisins, vêtus de leurs costumes traditionnels en laine. En trois jours, il réalise des centaines de portraits. Il développe un instinct de couturier et de metteur en scène, en positionnant les costumes, et en analysant leur tombé, ce qui le mène à une approche plus psychologique et plastique du portrait.
C’est ainsi qu’en 1950, il se met à photographier des artisans, travailleurs et ouvriers parisiens, dans leurs uniformes de travail. Parmi eux, des boulangers, des bouchers et des vendeurs de rue tenant leurs outils qu’il photographie comme des célébrités. Son but sera de saisir l’âme d’un modèle et cela donnera des portraits puissants. Cette série sur les petits métiers s’exportera à New York mais aussi à Londres.
À cette même période, il va se mettre à photographier “des femmes réelles dans des situations réelles”, et les affranchir du vêtement. Il se met à saisir des photos de femmes nues dans une série pure et sans artifice, loin de l’univers des étoffes et de la mode. Le corps féminin est ici dépeint comme un paysage voluptueux et sensuel fait de chair. Il veut aller à l’encontre des “filles maigres d’allure famélique”, comme il le dit si bien.
Loin de lui l’envie de tomber dans le cliché de la photographie ethnographique, il fera également des portraits d’Asiatiques et d’Africains dans les années 1970 en montant un studio dans sa tente :
“Le studio est devenu, pour chacun d’entre nous, une sorte de zone neutre. Ce n’était pas chez eux, […] ce n’était pas chez moi […], mais, dans cet entre-deux, nous avions une possibilité de rencontre qui fut une révélation pour moi et, souvent, je peux le dire, une expérience émouvante pour les modèles eux-mêmes, qui sans un mot, par leur seule attitude et leur application arrivaient à en dire assez pour combler le gouffre entre nos différents univers”, peut-on lire sur un mur de l’exposition.
Laissant une œuvre magistrale s’étalant sur 60 ans pour Vogue, Irving Penn ne s’est pas cantonné à la photographie de mode : il a mené une recherche infatigable sur les visages, les silhouettes, les corps, les postures, les parures, les objets et leur psychologie complexe. Dans un jeu sur les volumes qui repose sur le pouvoir de la lumière, il a laissé s’exprimer avec une liberté affolante son goût pour le pictural, le dessin et la sculpture. En grand esthète.
Rétrospective Irving Penn, au Grand Palais, du 21 septembre au 29 janvier 2017.